A propos de Chao bâched !
Depuis cinquante ans, Etienne Gille répertorie les traits de la « politesse » afghane. Avec un soin d’entomologiste, il remonte le temps, de la prière de l’aube au coucher, de la circoncision aux funérailles, de l’entrée dans la maison au moment des adieux.
Encouragé par une cohorte amicale de haut vol (dont Nafissa Sekandari-Tourneux, Zia Farhang, Gilles Rossignol et Christiane Thiollier), porté par ses lectures (Mike Barry, les Centlivres, Nadjib Manalai et tant d’autres), initié par sa connaissance du dari, il décrit, confronte, contextualise et parfois décode les « Vingt-quatre heures de la vie d’un Afghan », se glissant moins dans les pas de Stefan Zweig que de Plan Carpin à la Cour du grand Khan.
Brillamment préfacé par Olivier Roy qui souligne le rôle de cette « grammaire de la vie quotidienne », Etienne Gille nous livre aujourd’hui le fruit de sa quête de l’instant au cours de laquelle il aura entendu tant de fois – et toujours avec la même émotion – le rituel « Chao bâched » (Restez pour la nuit) emblématique de l’’hospitalité afghane.
Manuel du savoir-vivre en Afghanistan, compendium érudit des us et coutumes, guide gastronomique et joute poétique. C’est un peu tout cela. Autant dire un régal pour le lecteur qui butine un conseil pour bien se tenir, le sens d’un regard, un « oui qui n’est pas toujours un oui ». Ah ! Si les grands de ce monde avaient eu Oustâd Gille et sa « logique du flou » comme prof de maths, combien de drames auraient peut-être été évités.
Cette palette très large sur les mille faits et gestes du quotidien ne conduit pas à la dispersion d’un « Magasin Pittoresque ». Elle nous ramène à la structuration de la société afghane.
L’auteur rappelle que « l’espace afghan est un espace religieux » peuplé d’anges, de djinns et du démon, où les usages sont codifiés en référence au Prophète. Il cite Mike Barry, pour qui l’existence est vécue « comme une cérémonie religieuse ». « Certes l’habitude rend ces usages automatiques, mais la dimension métaphysique du moindre geste de la vie afghane demeure comme en suspens. La courtoisie afghane, d’une rigidité japonaise, empèse les rapports sociaux comme un corset ; manquer à l’étiquette relève un peu du blasphème ».
D’autres « racines » plus anciennes et antérieures à l’Islam ont aussi nourri certaines pratiques. Atiq Rahimi, dans « La ballade du calame », rappelle que « son pays natal fut jadis le carrefour de différentes civilisations, zoroastrienne, bouddhique et grecque dont les vestiges existent toujours miraculeusement dans notre inconscience collective ». Enfin, comment ne pas mentionner l’empreinte timouride et sa forte dualité entre création et dévastation, ignorance et savoir, cruauté et raffinement.
De cette longue et tourmentée histoire sont donc issues des valeurs qui rassemblent globalement les Afghans. L’auteur cite l’historien S.Q. Reshtia. « Malgré leur diversité apparente, Pachtouns, Tadjiks, Ouzbeks et Hazaras ont beaucoup de choses en commun et partagent une même culture dont les éléments principaux sont l’esprit d’indépendance, la notion d’égalité (absence de classes) l’hospitalité et le respect des ainés ». De là des codes et règles qui forgent une identité sociale et culturelle et qui, quelque part, protègent. (« Je n’ai vu personne se perdre dans la voie droite » dit le proverbe).
« Tout ce que vous avez voulu savoir sur… sans jamais oser le demander ». Tel un Woody Allen de l ‘Hindou Kouch, l’auteur explore, dans un contexte de très forte pudeur, quelques recoins moins fréquentés : « la réponse au thé », l’eau et la terre en guise de papier hygiénique, la vigile du vendredi propice aux relations intimes. On y apprend de manière inattendue que Mollah Omar jouait aux billes, que le chauve passe pour rusé, que les Pachtounes disent rarement merci, qu’un enfant trop propre attire le « mauvais œil » et que, selon un Pakistanais, organiser les Afghans, c’est comme « peser des grenouilles ».
En dépit de sa ténacité, Etienne Gille n’ignore pas que la politesse afghane garde une part de mystère et d’interdit. La société qu’il nous donne à voir est essentiellement masculine. L’autre moitié de la population – même si l’on sent bien qu’elle « imprime » fortement au quotidien et qu’elle pèse lourd dans les notions d’honneur – passe furtivement au fil des pages, parfois mutine et coquette mais le plus souvent « tête noire », silencieuse et en retrait. L’auteur nous dit qu’au sein de la cellule familiale, c’est l’épouse qui règne en maitresse de maison. On s’efforcera de le croire.
Avec Rudyard Kipling on sait que dans cette partie du monde « l’est est à l’est, l’ouest est à l’ouest et que jamais ils ne se rencontreront ». L’auteur semble partager ce constat quelque peu pessimiste.
« Son » occidental ne manque pas de couper la parole aux « barbes blanches », il est ethnocentriste, s’agite dans tous les sens, favorise la corruption à haut niveau, se fait caillasser « par jeu »… le tout devant des Afghans drapés dans leur sagesse et leur dignité. Attention à la caricature. N’oublions pas que la « french touch » de nos forces, dans la complexité de leur mission de sécurité, avait aussi pour spécificité la prise en compte des pratiques culturelles afghanes.
Le savoir-vivre traditionnel est durement confronté aux réalités actuelles de la violence. Olivier Roy le rappelle dans sa préface avec une touche d’espoir. « Si la guerre a permis l’irruption d’une sauvagerie parfois effrayante, la façon dont les Afghans maintiennent un code de bonnes manières, un cérémonial de la rencontre et un rituel de l’hospitalité, permet aussi de dénier à la violence environnante le droit d’abaisser leur humanité ».
Quels effets ont sur cette politesse quatre décennies de guerre, un exode rural et une urbanisation sauvage, des déplacés et des réfugiés par millions, les conséquences de la mondialisation et des nouvelles technologies de l’information, les pulsions obscurantistes récurrentes, la pauvreté endémique, la criminalité envahissante ? On veut croire avec Etienne Gille que l’attachement, très réel, à un savoir-vivre traditionnel constitue une manière de conjurer ces dérives. On peut aussi craindre que la bataille ne soit par trop inégale et que, là comme ailleurs, les digues sociales lâchent les unes après les autres.
Sensible et profond dans son contenu, ce livre l’est aussi dans sa forme. L’iconographie, tant elle est soignée et intelligente, vaut à elle seule le déplacement. Un grand bravo à Alain et Vera Marigo. Les annexes où l’on croise le Mollah Nasroddin sont d’une exceptionnelle richesse et font que cette somme ne quittera plus notre table de travail et qu’elle, au moins, y restera « pour la nuit ».
Au terme de sa longue randonnée, Etienne Gille s’interroge : de quel Afghan s’agit-il ? le cavalier rêvé de Kessel ? l’icône du couple Michaud ? l’Afghan contradictoire et ennemi de lui-même d’Atiq Rahimi ? (sa litanie, puissante et douloureuse, est à lire absolument pp. 139 et 140). Faute de mieux, l’auteur se rallie au profil du « dur au coeur tendre ». Qu’importe en définitive. L’Afghan que rencontre Etienne au fil de ces pages est surtout l’ami, celui qui lui aura tant donné et auquel il entend par ce livre marquer sa gratitude.
Le livre refermé, le lecteur est saisi d’une envie prégnante d’aller au-devant de ce savoir-être afghan, dans de lointaines vallées ou nos proches CADA (Centre d’accueil des demandeurs d’asile), dans nos nostalgies et espérances partagées, dans les indignations et les fidélités qui nous rapprochent. « Az tu harakat, az khodâ barakat ».
Régis Koetschet
Restez pour la nuit ! Chao bâched ! Etienne Gille, coédition L’Asiathèque et le CEREDAF, 176 p, 18 euros. Disponible au CEREDAF (cliquer sur l’image ci-dessus pour le bon de commande). Les droits d’auteur sont reversés au CEREDAF.
Le compte rendu de ce livre est originellement paru dans le n° 155 des Nouvelles d’Afghanistan. Vous pouvez vous abonnez ou commander un numéro en cliquant sur les liens ci-après.