Vue de France, l’école paraît si simple depuis Jules Ferry, presqu’un bien de consommation. Mais vues d’Afghanistan, les choses sont différentes et il faut apprendre à « faire école » ensemble, élèves et professeurs. AFRANE accompagne depuis près de trente ans des projets qui en sont l’illustration et parcourir le projet des écoles de Djalâlâbâd sur trois décennies est tout à fait passionnant. Très émouvant également de voir que des jeunes Afghans, filles et garçons, dans la tradition de l’amitié franco-afghane qui dure depuis un siècle, s’enthousiasment pour l’apprentissage de notre langue : apprendre le français comme s’accoter à une fenêtre ouverte sur le monde.
Tel un clin d’œil entre deux cultures, c’est le jour de la Nativité (25 décembre) 1993 que naît le projet. Ce jour-là, Mohammed Ali Raonaq, homme de lettres afghan, très sensible à l’écroulement du système éducatif lié à la guerre civile dans son pays, crée une école Estéqlâl et Malâlai à Djalâlâbâd avec le soutien de l’association AEM (Amis et Anciens Élèves d’Estéqlâl et Malâlai à Kaboul). Le lycée Estéqlâl de Kaboul étant un phare culturel et un symbole de l’amitié franco-afghane, c’est un parrainage prestigieux qui est choisi par Mohammed Ali Raonaq pour développer un futur réseau d’écoles à travers le pays, écoles qui appliqueraient les méthodes utilisées à Kaboul et qui ont fait leurs preuves sur plusieurs générations d’élèves. Les deux traits distinctifs de ces écoles sont une méthode de lecture spécifique et l’apprentissage du français dès les petites classes. Mais au-delà des méthodes utilisées, le fait que les enseignants sont mieux formés qu’ailleurs participe à la réussite des élèves. C’est cela, « faire école ensemble ».
Dès 1994, Étienne Gille se rend avec Osman Paienda à l’école de Djalâlâbâd et il y reviendra à chaque étape de la vie de l’établissement. Dans les premières années, c’est l’association AEM qui finance l’école. Depuis, AEM a fusionné avec AFRANE. En 1997, l’école connaît un coup dur avec l’empêchement pour les petites filles de suivre les cours : c’est l’époque des Talibans. Comment le financeur attaché aux droits de l’Homme qu’est AEM doit-il réagir ? On pourrait imaginer couper les vivres à l’école pour protester contre l’exclusion des petites élèves, mais quelle justice y aurait-il à fermer l’école alors que les petits garçons n’y sont pour rien ? Finalement, AEM maintient son aide et l’école reste ouverte pour ceux qui peuvent encore y aller.
Dès le départ des Talibans, fin 2001, les filles reviennent frapper à la porte de l’école dont les neuf classes sont organisées autour d’une cour rafraîchie par une rigole d’eau de source et ornée de deux eucalyptus. En février 2002, elles sont 110 de 6 à 13 ans inscrites en 1ère année, pour 288 garçons répartis sur les six niveaux d’enseignement. Il est temps d’agrandir l’école mais aussi de travailler sur la formation des enseignants.
Grace à la mobilisation d’AFRANE, le projet immobilier va recevoir le soutien du ministre de l’Éducation nationale français, Jack Lang, qui accorde une subvention de 40 000 euros en 2002, complétée par une subvention de 8250 euros du département de la Côte d’Or. Au-delà du soutien d’acteurs publics français, l’école obtient, et c’est primordial, celui des autorités puisque et que le rectorat de Djalâlâbâd accorde un terrain pour construire la nouvelle école. L’association MADERA se charge des travaux. C’est un très bel aboutissement. A l’occasion de ce protocole et de ces travaux, le rapprochement avec une école primaire de filles mitoyenne se fait. Il s’agit de l’école Nâzou Ana (du nom d’une poétesse afghane née en 1682), qui compte 22 classes dans des bâtiments tout neufs.
On peut imaginer ce que représente cette nouvelle dimension que prend l’école, pour les autorités locales, les enfants et leurs familles, le corps enseignant. Il faut fêter cela et c’est la première sortie officielle du nouveau gouverneur local. Le président d’AFRANE est là également, avec le recteur et le représentant afghan de l’UNESCO. Une petite fête pour la pose de la première pierre, avec gâteaux et Coca-Cola (la boisson universelle), est organisée et immortalisée par les caméras de la télévision de Djalâlâbâd.
Après quelques retards administratifs, les travaux sont achevés et les nouveaux bâtiments peuvent être inaugurés en septembre 2003. Pour que les enfants puissent bien travailler dans leur nouvelle école, il leur est fourni également de nouveaux pupitres, de la papèterie… L’année suivante, les travaux continuent avec la création de deux salles de physique et de chimie-biologie, accessibles pour les deux écoles Esteqlâl et Nâzou Ana. Mais ce qui a peut-être le plus marqué les filles de Nâzou Ana, c’est l’arrivée de l’électricité et de l’eau dans l’école et l’on peut sans peine imaginer leur sourire exprimant leur fierté d’être élève dans cette école-là.
Les professeurs sont accompagnés par AFRANE et bénéficient chaque semaine de quatre séances de pédagogie par un volontaire d’AFRANE. C’est l’occasion pour eux d’interroger leurs méthodes d’enseignement, de réfléchir sur le rythme des cours et l’utilisation de matériel pédagogique. AFRANE travaille avec d’autres associations comme Solidarité Afghanistan Belgique, l’International Rescue Comittee ou School of Visual Arts (ONG japonaise), chacun contribuant à la formation des enseignants et à l’apport de matériel, de livres… Les professeurs et professeures des deux écoles sont très demandeurs et heureux de ces moments d’échange entre eux et de partage avec des intervenants extérieurs car souvent les enseignants, à Djalâlâbâd comme à Paris ou ailleurs, sont assez seuls face à leurs élèves. En travaillant à la formation à la fois de ceux qui reçoivent les enseignements et de ceux qui les dispensent, les résultats sont démultipliés.
En 2005 se pose à nouveau la question de l’agrandissement de l’école de Nâzou Ana car l’école est devenue trop petite et certaines des 3750 petites élèves sont accueillies sous des tentes, ce qui n’est pas idéal, notamment quand il fait très chaud comme à la fin du printemps. Le nouveau défi est de construire un bâtiment qui pourrait résister à un séisme de magnitude 9 et garder une certaine fraîcheur à l’intérieur. Cette même année, un gros effort est fait pour que les enfants aient accès au livre. Des livres de lecture et des livres scientifiques ont été achetés, et filles et garçons les prennent sur les rayonnages puis vont s’installer sur des matelas disposés sur le sol pour découvrir les ouvrages qui complètent la formation dispensée par leurs professeurs. Les enfants peuvent également emprunter les livres pour les emporter chez eux.
En même temps, AFRANE poursuit ses efforts pour la formation des enseignants, pour équiper le laboratoire avec du matériel iranien et pour développer l’enseignement du français. Selon les années, l’enseignement du français est plus ou moins bien suivi et les enfants progressent de façon irrégulière. Mais certains élèves montrent un vrai intérêt pour le français et n’hésitent pas à solliciter leur professeur pour avoir davantage de cours. Le partenariat entre AFRANE et les écoles passe aussi par un voyage du directeur du lycée Esteqlâl en France où il visite plusieurs établissements scolaires. Un bibliothécaire de Tcharikar l’accompagne.
En 2006, un très gros effort est fait sur la formation des enseignants. Ces formations concernent la physique, la chimie, la géologie, la biologie, les mathématiques et le français. Les formations sont à la fois théoriques et pratiques avec la mise au point et la diffusion de kits pédagogiques. Pour l’enseignement du français, il est proposé à certaines classes de correspondre avec des classes françaises ; c’est dans ce genre d’expériences que l’apprentissage d’une langue étrangère devient pour les étudiants un véritable pont entre deux cultures, très enrichissant de part et d’autre.
En 2007, les premiers étudiants passent le DELF (Diplôme d’Études en Langue Française) et c’est une grande satisfaction que 14 étudiants obtiennent le niveau A1 ou A2. En parallèle, les travaux pour le confort des étudiants et enseignants continuent et on peut imaginer le soulagement des filles de Nâzou Ana quand un bloc de six latrines est livré. Et parce que « mens sana in corpore sano », AFRANE s’intéresse également à la santé des enfants. Des visites médicales sont organisées et un système de carnet de santé est mis en place. 138 élèves se voient offrir des lunettes à l’issue des contrôles ophtalmologiques, pour leur permettre de suivre les cours dans de bonnes conditions. L’école est centrale dans la vie des enfants mais il y a des préalables requis pour que la scolarité se passe le mieux possible et AFRANE fait ce qu’elle peut, dans ses domaines de compétence, pour améliorer la vie des élèves. La construction d’un réservoir d’eau d’une capacité de 15 000 litres va également dans ce sens.
Comme il est important que les enseignants se sentent, eux aussi, bien dans leur établissement, la construction d’une crèche permet aux professeures d’y faire garder leurs enfants pendant les cours. Au début, ce sont les professeures qui se relayent pour veiller sur les bébés, en attendant le recrutement d’un responsable titulaire.
Quand en 2008-2009 des filles de Nâzou Ana atteignent le niveau de la Terminale, AFRANE met en place des cours de préparation à l’examen d’entrée à l’université pour que les jeunes filles aient plus de chance de poursuivre leurs études. Cette année-là, il y a 3900 élèves à Nâzou Ana et 1329 à Esteqlâl. Il est alors envisagé d’agrandir l’école des garçons grâce à une aide de l’AFD (Agence Française de Développement). Les travaux sont achevés en 2011. 400 nouveaux pupitres sont également livrés, ainsi que cinq nouvelles latrines.
Les années suivantes, les formations des professeurs et des jeunes filles de Terminale se poursuivent. En 2012, 306 professeurs reçoivent des formations en dari/pachtou et en mathématiques, 335 professeurs bénéficient de formations en sciences. Parallèlement, 121 étudiantes suivent les cours de préparation à l’examen d’entrée à l’université, avec de réels résultats mesurés par des évaluations.
L’année 2013 voit la pose de la première pierre d’un nouveau bâtiment de 24 pièces sur deux niveaux dont 16 salles de classe pour le lycée Nâzou Ana qui compte maintenant 5000 jeunes filles. Pendant ce temps, 1200 élèves du lycée Esteqlâl apprennent le français et quatre sont reçus au DELF même si, malheureusement, beaucoup d’élèves ne peuvent venir passer l’examen qui se déroule à Kaboul. Le nouveau bâtiment de Nâzou Ana est inauguré en 2014. Chacune des 16 classes est équipée d’un tableau et de 20 pupitres. Par ailleurs, AFRANE lance la construction d’un internat pour jeunes femmes à l’intérieur de la Faculté d’Education. Les travaux sont réalisés grâce à Lise Aucerne qui, à son décès, a demandé qu’une somme de 60 000 euros soit consacrée à l’éducation des filles. C’est son mari qui a pris contact avec AFRANE et a ainsi permis de compléter le financement de l’internat.
En 2014, AFRANE entreprend un nouveau projet avec l’AFD pour soutenir d’autres établissements tels le lycée de garçons Aref-e Chahid situé dans la même rue qu’Esteqlâl et Nâzou Ana, et les lycées de filles Bibi Hawa, Bibi Zaynab et Sawad Hayati.
Quand l’internat de la Faculté est livré en 2015, il peut accueillir 96 jeunes femmes. Seulement un mois après son inauguration, en octobre 2015, il est légèrement endommagé par un tremblement de terre et doit être réparé. Le bâtiment comprend 12 chambres, 2 salles de douche et lavabos, 2 salles de toilette et une salle administrative.
Depuis des années, AFRANE forme les professeurs mais en 2015 le rectorat lui demande également de former le personnel du rectorat sur les techniques d’observation et d’évaluation des enseignants. Un nouveau maillon de la chaîne de l’apprentissage du « faire école ensemble » est mis en place !
En 2016, le nouveau projet d’AFRANE comporte la lutte contre les phénomènes de violence et de déscolarisation dans les écoles de son réseau. Après avoir mené une enquête sociologique, une journée de la Paix est mise en place.
En 2017, on atteint 1460 étudiants apprenant le français et on entend parler notre belle langue dans les rues de Djalâlâbad avec un petit accent charmant. Comme les années précédentes, les cours de préparation à l’université continuent. AFRANE met en place un système de parrainage entre des familles françaises et des jeunes filles afghanes pour financer ces formations.
En 2018, le lycée Aref-e Charif qui compte 6 000 élèves demande à AFRANE la construction d’un vaste bâtiment. La première pierre est posée en fin d’année.
Un autre défi qui se pose à l’Afghanistan et à AFRANE est la scolarisation des enfants réfugiés qui reviennent au pays avec leur famille après avoir dû quitter le Pakistan. C’est compliqué pour les écoles d’accueillir ces enfants car ils ont été déscolarisés longtemps, ou parce qu’ils ne parlent pas le dari ou le pachtou. AFRANE décide donc de former 35 professeurs pour assurer des cours de rattrapage pour ces enfants qui ont, peut-être encore plus que les autres, des envies d’école. L’école est pour eux la réappropriation de leur culture et de leur histoire ; de nouveau, ils vont pouvoir se sentir à leur place. Le nombre croissant d’enfants fait qu’AFRANE décide en 2019 de lancer un programme de construction pour soutenir trois écoles. Six préaux destinés à accueillir des cours sont bâtis dans les écoles de Sawad-e Hayati, Bibi Zaynab et Alayi. Parallèlement, des travaux de construction d’un bâtiment de six salles de classe, quatre salles pédagogiques et deux salles administratives pour le lycée Aref-e Charif se poursuivent à bonne allure ce qui permet l’inauguration en septembre 2019. A cette occasion, AFRANE offre 200 pupitres. Dans la foulée, AFRANE fournit aux écoles de son réseau des ordinateurs portables, des clés 3G et 500 afghanis de budget internet. Ceci à la plus grande satisfaction du Rectorat.
Tant de choses ont été réalisées en 30 ans, avec de vrais beaux succès, qui ont obtenu la reconnaissance des familles, des enseignants et des autorités locales. Mais tant resterait à faire pour que la connaissance, la culture, se transmettent de génération en génération, plus précieuses que la plus belle pierre de lapis-lazuli ou que tous les trésors de Bactriane. Il faut espérer que, malgré les événements, l’action d’AFRANE en faveur de l’éducation pourra être poursuivie à Djalâlâbâd.