A chaque concert afghan ou presque on entend cette chanson, toute simple, du folklore. On ne se rend pas forcément compte de son importance dans l’imaginaire des Afghans. Et si c’était un des marqueurs de leur identité ? Zâher Divantchegui, après avoir rappelé sa place dans le répertoire afghan, nous parle de l’histoire quelque peu arrangée de la chanson et sa présence encore aujourd’hui dans la société alors que la musique a été interdite.

Cet article est issu du N°185 des Nouvelles d’Afghanistan

Dans chaque pays du monde il y a une mélodie, une chan­son ou une poésie qui peut marquer l’histoire et symbolise le pays. En Afghanistan, sans hésitation, c’est la chanson « Mollâ Mâmad Djân » qui, par son aspect authentique, son histoire, son rythme et sa popularité, a une place privilégiée dans la culture afghane. Elle exprime ainsi une forme d’unité de la population.

Dans la mesure où elle a été appréciée au cours des siècles et est chantée et interprétée dans toutes les régions d’Afghanistan du nord au sud et d’est en ouest, cette chanson d’amour, qui n’a pas la vocation d’être une chanson engagée, est devenue le fil rouge qui unit un peuple déchiré par les querelles ethniques et religieuses. De fait, Mollâ Mâmad Djân est sans aucun doute l’une des chansons folkloriques les plus célèbres d’Afghanistan. Et elle est en outre Interprétée à travers le monde par de nombreux artistes tant de langue persane que d’autres langues.

Il y a quelques années, lors d’une fête d’AFRANE à Dijon, un orchestre de musique classique occidentale a joué délica­tement la célèbre chanson afghane Mollâ Mâmad Djân. L’in­terprétation de cette romance par des musiciens qui ne maî­trisaient ni la langue persane ni le répertoire musical afghan a enchanté les spectateurs. Le choix de la chanson n’était pas un hasard, car c’est la seule chanson afghane qui ait franchi largement les frontières de l’Afghanistan.

D’après certains musiciens afghans comme Oustâd Khochnawâz, maitre de robâb, l’orchestre national de l’Italie a joué cette chanson. C’est fort probable car, elle est l’une des rares chansons afghanes qui ait été transcrite en nota­tions musicales (1). Mollâ Mâmad Djân est chanté également par de grands artistes iraniens, turcs, tadjiks, ouzbeks, indiens, pakistanais et bien d’autres. Vers la fin du 19ème siècle Oustâd Gholâm Hossein (père d’Oustâd Sarâhang), chanteur, compo­siteur, pianiste et joueur d’harmonium, l’une des figures mar­quantes de la musique afghane, a enregistré en Inde cette chanson avec un orchestre indien sur un disque vinyle. Ainsi, elle est la première chanson afghane éditée sur un disque 33 tours.

Dans les années 60 Radio Iran a diffusé cette chanson, chantée par Pouran, la grande interprète iranienne. Une partie de sa célébrité vient de cette époque. Depuis d’autres artistes et maitres de la musique iranienne comme Oustâd Isfahâni ont chanté la chanson. La star de la chanson popu­laire iranienne Gougouch, « la diva iranienne », a aussi chan­té Mollâ Mâmad Djân dans les années 70 devant un public afghan à Kaboul. Après l’arrivée au pouvoir des talibans en août 2021, Gougouch, lors d’un grand concert aux États- Unis en solidarité avec le peuple afghan et notamment les femmes, a exprimé son amitié par ce chant.

De même, Sami Yusuf, le fameux chanteur, auteur-com­positeur, multi-instrumentiste irano-britannique, que le Time Magazine considère comme « la plus grande rock star de l’islam », a chanté cette chanson avec un grand orchestre lors de plusieurs concerts à travers le monde.

 

Une chanson à dimension nationale !


Salma, fameuse chanteuse de Radio Kaboul.

En Afghanistan, la chanson Mollâ Mâmad Djân, est chantée par la plupart des chanteurs tant classiques que modernes. Dans un concert populaire, c’est rare qu’un musicien ne l’inter­prète pas. C’est la seule chanson afghane que Radio Kaboul a enregistrée à plusieurs reprises avec différents artistes. Dans les années 60 et 70, Radio Kaboul diffusait fréquemment et inlassablement cette chanson par la voix sai­sissante de Sal­ma, la fameuse chanteuse, star de la musique afghane. Par la suite, d’autres grandes stars de la musique contemporaine : Saraban et Oustâd Hamahang, la chantent aussi merveilleusement.

Dans les années 60 Radio Kaboul diffusa également cette chanson interprétée en duo par Mme Soraya Mozhgan et son mari. A la fin des années 70 la chanteuse Oustâd Mahwach récita Mollâ Mâmad Djân avec de nouveaux quatrains et cela devint son plus grand succès. La chanson est chantée par des centaines de musiciennes afghanes qui respectent le premier refrain (biya ke borem ba Mazâr Mollâ Mâmad Djân) mais font parfois des variations avec différents quatrains.

Un jour, lors d’une réunion à Strasbourg, un jeune a pro­voqué une polémique en proposant de remplacer l’hymne national par la chanson Mollâ Mâmad Djân qui a une dimen­sion nationale. L’hymne national doit être compréhensible par tout le monde ! A l’origine de cette polémique la contes­tation du fait que l’hymne national est en langue pachto et est donc incompréhensible par des gens qui ne maitrisent pas cette langue. Cette polémique mettait en évidence l’en­racinement de cette chanson dans la société afghane.

 

Histoire et origine de la chanson


Vue aérienne du tombeau d’Ali à Mazar-e Charif

Avant tout, il convient de présenter brièvement Sultan Hos­sayn Bayqara et la Mosquée bleue de Mazâr qui ont un lien étroit avec cette histoire.

1 – Sultan Hossayn Bayqara (1438/1506) est un descen­dant de Timour, ou Tamerlan, et le dernier monarque de la dynastie timouride. Le règne de Sultan Bayqara à Hérat, région ouest de l’Afghanistan, fut assez stable, mais son fils et successeur Badi az-Zamân fut renversé en 1507 lors de l’invasion finale des Chaybanides dans l’Empire timouride.

Sultan Bayqara fut un grand mécène qui recevait des poètes dans son palais et appréciait des personnalités du monde culturel comme Djami, Mir Alicher Nawaï et le peintre Behzad, grand-maître de la miniature d’Hérat. Ces figures emblématiques ont rendu Hérat célèbre et prospère.

2 – La Mosquée bleue de Mazâr-e Charif renfermerait se­lon les croyances de la population, notamment des chiites, la tombe d’Alī ibn Abī Ṭālib 4ème calife et cousin germain du pro­phète de l’islam Mahomet. Cette mosquée a été construite au XVème siècle par le Sultan Hossayn Bayqara. Elle est de loin le monument le plus important de Mazâr-e Charîf et est considérée comme étant à l’origine du nom de la ville (Ma­zâr-e Charif pouvant signifier à la fois « Noble tombeau » et « Tombe du Noble »).

Mollâ Mâmad Djân, cette belle chanson, porte en elle une histoire intéressante et fascinante. Comme la chanson est interprétée par différents artistes de différentes manières, cette histoire est également racontée par différentes per­sonnes de différentes manières. Comme chaque ancienne histoire, elle a connu des exagérations et des fantaisies. Ici, nous tentons d’être le plus proche de la vraie histoire.

Cette histoire a un lien étroit avec l’arrivée du printemps et notamment la fête de Naorouz, le premier jour de la nouvelle année solaire. C’est l’histoire d’amour d’un jeune homme nommé Mollâ Mohammad Djân (2) qui est élève de l’école Goharchad à Hérat et d’une jeune fille nommée Aicha, fille d’un officier de la cour timouride.

Comme la tradition le voulait, à l’occasion de Naorouz , tous les membres du pouvoir timouride, les écrivains, les poètes, les artistes et les personnalités importantes du pays se réu­nissaient au palais royal. Ainsi, vers la fin du 15ème siècle à la cour du sultan Hossayn Bayqara, le plus grand poète Mao­lana Djami récita une poésie célébrant le Naorouz. Après la cérémonie, Abdullah Marwarid (calligraphe, poète et poli­ticien) annonça que les diplômés de l’école de Goharchad étaient invités à venir au palais (le Bâlâhissâr d’Hérat en plein centre-ville). A cette occasion, le roi offrit à chaque élève brillant un manteau (tchapan). Parmi eux, un jeune homme attira l’attention du Sultan qui lui demanda son nom. Le jeune homme répondit Mohammad Djân. Le roi rétorqua : « Désormais tu es un savant, ton nom sera Mollah Mohammad Djân (3) ».

Par la suite Maolânâ Djami demanda au Sultan si l’un de ses élèves, Abdul Ghaffour Lari, pouvait présenter son travail de recherche. Celui-ci en profita pour dire au roi : « quand vous ré­gniez à Balkh, vous avez découvert la tombe d’Ali (4) dans le village de Khwâdja Khayran. J’ai toujours espéré que vous désigneriez une date pour célébrer cette découverte. Au­jourd’hui c’est le jour de Naorouz et la fête de la couronne j’espère que mon voeu sera exaucé. » Aussi­tôt le Sultan chargea Maolânâ Banaï (5) de construire un grand sanctuaire autour de la tombe d’Ali à Mazâr. Il ordonna éga­lement que le jour de Naorouz depuis toutes les provinces des caravanes se rendent à Balkh pour fêter le premier jour du nouvel an. Cette fête est nommée (Mella-e Gol Sorkh – Fêtes du coquelicot). Il prit enfin la décision que les jeunes mariés qui rejoindraient ces caravanes verraient les frais de leur mariage remboursés par la Cour.

Mollah Mohammad Djân, qui était témoin de la scène, rentra tout heureux chez lui et raconta l’histoire à son père. Ce dernier lui répondit : « Maintenant que tu as 23 ans, je souhaite aussi voir ton mariage ! » Mollah Mohammad Djân se plaignit alors : « Mon cher père, nous sommes pauvres et personne ne me donnera sa fille en mariage ! »

Mollah Mohammad Djân devient enseignant à l’école de Goharchâd dont il est diplômé. L’un de ses loisirs est d’aller à la source de Gharinfal dont l’eau lui fait beaucoup de bien. Un jour férié il s’y rend. Ce jour-là le vent souffle très fort et il reçoit un foulard en plein visage. Et voilà qu’il se trouve nez à nez avec une fille courant après son foulard. Leurs regards se croisent. C’est le coup de foudre. Ils tombent amoureux. Désormais, chacun essaie de trouver un prétexte pour se rendre à la source, mais ils n’osent pas s’approcher l’un de l’autre. La fille, qui s’appelle Aicha, fait comprendre à Mol­lah Mohammad Djân de venir la retrouver à Khwâdja Ghal­tân (6). Elle découvre alors que le jeune homme est un brillant professeur de l’école Goharchâd et celui-ci découvre que la jeune fille est la fille de Djamâluddin Ishaq, un officier du gou­vernement timouride.

Le jeune homme, fou d’amour, finit par se confier à son père qui, sans réfléchir, se rend chez Djamâluddin Ishaq pour lui demander la main de sa fille pour son fils. Mais l’officier, furieux de cette demande qu’il juge inconvenante, humilie le père de Mollah Mohammad Djân et le met à la porte. Puis Djamâluddin Ishaq informe sa fille qu’elle est en fait destinée au fils d’un autre officier.

Cette nouvelle attriste profondément Aicha qui tombe dans le désespoir et ne prend plus aucun plaisir à la vie. Son père pour la distraire organise en vain des fêtes et des ren­contres joyeuses. Mais le gout de la vie lui devient de plus en plus amer.

Toutefois, cet événement coïncide avec le moment où le plus grand Vizir du Sultan, Emir Alicher Nawaï organise la caravane à destination de Mazâr-e Charif. Et des milliers de poètes, d’érudits, de peintres, de personnalités et d’officiers doivent y prendre part. Les jeunes fiancés, filles et garçons, pouvaient rejoindre la caravane sans dépenser le moindre sou, le sultan étant censé payer les frais de mariage des jeunes fiancés.

Un jour, la jeune fille malheureuse se rend avec un groupe de filles à l’endroit chargé d’émotion et de souvenirs, la source Gharinfal. Comme les filles avaient l’habitude de chanter des chansons populaires elles demandent à Aicha de chanter comme auparavant. Alors, elle fredonne une chan­son qu’elle a composée :

Biya ke borem ba Mazâr Moulla Mohammad Djân – Sayl-e gol lalah zar wa wa delbardjân
Viens, partons vers Mazâr, Mollâ Mâmad Djân.
Pour contempler les champs de tulipes, ô mon bien aimé.

Ce jour-là, le vizir d’Hérat Emir Ali Cher Nawaï se pro­mène justement aux alentours et entend les chansons des filles. Son attention est attirée particulièrement par le chant d’Aicha. Il s’approche d’elle et lui demande : « Qui est Mollah Mohammad Djân ? » Aicha sans hésitation se confie au vizir et lui raconte l’histoire de sa rencontre avec le jeune homme. Trouvant que les chants des filles peuvent être une bonne publicité pour sa caravane, le vizir se dit que les deux amou­reux doivent s’unir. Le lendemain, il convoque donc le jeune amoureux qui, du fait de son désespoir, est moins investi dans son travail. Mollah Mohammad Djân qui ne sait rien de la raison de sa convocation appréhende la rencontre. Le Vizir lui dit d’abord : « ces jours-ci, tu vas moins à l’école ? », mais aussitôt, il le rassure, lui dit qu’il est au courant de l’origine de sa souffrance et qu’il ira à la maison de Djamâluddin Ishaq pour demander la main de sa fille. Mollah Mohammad Djân est envahi par un bonheur sans précèdent. Dans sa vie obs­cure, tout à coup, il voit des rayons de lumière.

De fait, Nawaï, accompagné du père du jeune homme, se rend chez Djamâluddin Ishaq. Ce dernier est honoré et fier de voir le grand vizir chez lui. Il comprend tout de suite la nature de cette visite et donne solennellement son accord. Il s’engage même à payer tous les frais de toutes les fêtes liées au mariage. Ainsi, les deux amoureux se marièrent et rejoignirent la caravane d’Amir vers Balkh. A cette occasion, les musiciens de la caravane fredonnaient la chanson « Biyâa ke borem ba Mazâr Mollâ Mâmad Djân« .

Célébration de la fête du Naorouz devant le tombeau d’Ali à Mazâr-e Charif. (Photo Véra Marigo)

 

Le retour de la chanson au printemps 2024

Depuis l’arrivée des talibans, plusieurs mouvements de pro­testation de femmes afghanes se sont formés dans tout le pays, notamment à Kaboul. Mme Monessah Mobarez a dit à un journaliste de la BBC en persan : « à un moment donné, le nombre de mouvements de femmes a atteint 12 rien qu’à Kaboul ». Les femmes s’expriment par l’écriture de slogans sur les murs aussi bien que par des manifestations ou des rassemblements. Leurs actions se sont heurtées à la répres­sion des talibans et de nombreuses femmes ont été arrêtées et emprisonnées.

Ces derniers mois, un nouveau groupe contestataire, « Les filles de Kaboul », s’est constitué et son mode d’action est la musique. Bien qu’elles s’appellent « les filles de Kaboul », elles se considèrent comme appartenant à tout l’Afghanistan. Elles disent qu’elles vont être la voix des femmes dans le pays contre la politique, les restrictions et la répression des tali­bans. Et la première chanson qu’elles ont choisie est Mollâ Mâmad Djân. Elles en ont modifié les paroles et chantent en chœur, le visage caché devant la caméra.

Viens, on va voyager Mollâ Mâmad Djân
Vers d’autres contrées, Oh cher bien aimé
Traversons les montagnes, les plaines et la mer
Que la voie est périlleuse oh plus cher que l’âme
Ne crains rien de ce voyage Mollâ Mâmad Djân
Viens, on quitte ce pays, il n’y a pas de place pour nous.
Les femmes et les filles sont ligotées et cloîtrées
Elles ne vont plus ni à l’école ni au travail.
Enfermées dans les maisons comme des otages
Elles sont suppliciées, gémissent et sont inquiètes
Depuis le jour où les talibans sont arrivés au pouvoir
La jeunesse de la patrie est en route vers l’exil
La joie et le rire sont perdus dans cette cité.

Quelles que soient l’histoire de cette chanson et sa place dans la société afghane, Mollâ Mâmad Djân n’aura plus la chance d’être chanté en public, car la musique est interdite en Afghanistan.

Zaher DIVANTCHEGUI

Président de l’Association culturelle des Afghans de Strasbourg et vice-président d’AFRANE

 

1- Le CEREDAF a publié un recueil de chansons populaires avec leurs parti­tions : Chansons populaires d’Afghanistan, par Khaled Arman, rééd. 2015, 90p.

2- La chanson prononce Mohammad à la manière populaire : « Mâmad ».

3- Le mot Mollah a plusieurs significations : lettré, instruit, érudit, savant, clerc, cheikh.

4- Ali ibn Abi Talib est le cousin germain du prophète Mahomet. Selon les historiens le tombeau de Ali, qui est un lieu de pèlerinage, surtout de l’islam chiite, se trouve dans la ville de Nadjaf en Iraq. Une partie des musulmans croit cependant qu’il est enterré à Mazâr-e Charif.

5- Kamal al-Din Cher Ali Banaï, fils d’un architecte, était un savant, poète et calligraphe à la cour des rois timourides à Herat. (Banaï signifie construc­teur, NDLR)

6- Khwâdja Ghaltân est un petit sanctuaire, près du mausolée d’Ansari, le poète mystique d’Hérat, avec un terrain plat. Les pèlerins s’allongent sur le sol, font un voeu, ferment les yeux et essaient de rouler. Si le voeu est exaucé, la personne se met à rouler jusqu’à être arrêtée par le mur ou par quelqu’un. Sinon, impossible pour elle de rouler. (Ghaltân veut dire : « qui roule »).