Le chanteur le plus populaire de l’histoire de l’Afghanistan

Par Zaher DIVANTCHEGU, Président de l’Association Culturelle des Afghans de Strasbourg.

On peut l’entendre dans les taxis de Kaboul ou dans les rues de Hérat et les jeunes migrants l’ont enregistré sur leur téléphone, Ahmad Zaher est sans conteste le symbole de ce qu’on pourrait appeler la modernité afghane, poétique et vibrante, et supra-ethnique. L’entendra-t-on encore sous les tâlebân ? Oui, certainement, sous le manteau. Cet article, rédigé avant l’arrivée des tâlebân, a une étrange résonance aujourd’hui.

Cet article a été publié dans le N°174 des Nouvelles d’Afghanistan

Dans le malheur afghan causé par une des guerres les plus longues de l’histoire contemporaine une voix exceptionnelle se fait entendre continuellement. Une voix douce et porteuse de joie :

« Réjouissez-vous les amis, je suis joyeux et tranquille. Écoutez la senteur de la jeunesse de mon corps anéanti ».

Une voix qui symbolisait aussi l’unité des peuples dans un pays divisé. Une icône de la fierté de chaque citoyen quelle que soit son appartenance ethnique. Une voix qui chante le printemps au milieu de l’obscurité de l’hiver :

« Le printemps est arrivé. Viens mon nouveau printemps ! Où es-tu ?
Où es-tu ? Mon paradis, mon Dieu !
Mon traitement et ma guérison, où es-tu ? ».

Une voix qui porte l’espoir pour un peuple martyrisé par les violences et les attentats aveugles. Une voix qui inspire la lutte pour un jour meilleur :

« Ô rossignol passionné, ta passion est lumineuse
Lève-toi, le printemps est là, le pays est enfleuré de toi ».

La voix céleste d’un chanteur immortel pour beaucoup d’Afghans de toutes les générations. La voix d’un artiste éternel aux yeux d’un peuple qui espère le retour des mélodies qui ont bercé le pays. Je veux parler d’Ahmad Zaher.

Les médias, les fans, les internautes et utilisateurs des réseaux l’appellent bien souvent par ses surnoms : l’empereur des cœurs ! le diamant de l’Orient ! la perle rare de l’art ! le rossignol de l’Afghanistan ! le meilleur artiste des années ! le fondateur de la musique pop en Afghanistan et l’artiste à la gorge d’or etc….

Ahmad Zaher, un phénomène singulier, adoré, honoré et apprécié par tout un peuple : aucune personnalité dans l’histoire de ce pays n’a pu atteindre une telle cote de popularité.

Sa vie

Il est né le 14 juin 1946 dans la province de Laghmân, d’une mère femme au foyer et d’un père célèbre, nommé Abdul Zaher (1910-1982), médecin, puis député, ministre et premier ministre du roi Zâher Châh en 1961. Sa première apparition sur scène a lieu dans son lycée, le lycée Habibia à Kaboul. Il compose son premier tube : Akher ay darya, « Enfin ! Ô mer ». Son talent et sa voix angélique le mènent à Radio Kaboul. Lorsque son père est nommé ambassadeur en Inde, Ahmad Zaher profite de cette occasion pour apprendre les fondements de la musique classique, celle de l’Inde du nord. Il y retournera par la suite pour se former davantage.

Le chanteur se marie à trois reprises et devient le père d’un garçon et d’une fille. Le premier, nommé Rashad, vit aux États-Unis où il est chanteur comme son père. Sa fille Shabnam est elle aussi aux États-Unis où elle prépare actuellement un documentaire en collaboration avec un réalisateur américain « Ahmad Zaher : « La voix de l’Afghanistan ».

Le chanteur passe deux fois par la case prison. La première fois pour des histoires familiales à l’époque du président Daoud. Une deuxième fois durant le régime prosoviétique. Sa mère meurt tragiquement pendant son incarcération. Il compose une chanson culte qu’il lui dédie : « Oh mon Dieu ! Redonne-moi ma mère. Redonne-moi ma mère, mon astre, ma perle ».

Mais le 14 juin 1979, sur la route du col du Salang au nord de Kaboul, le chanteur iconique est lâchement assassiné par le pouvoir politique. Cet assassinat devient un sujet polémique entre les partisans Khalqis-Partchamis et la société civile. En effet, devant la popularité incroyable d’Ahmad Zaher le pouvoir n’ose pas assumer son crime. Il déclare officiellement que le chanteur est mort dans un accident de la route. Cependant, plusieurs enquêtes dont celle de Razégh Mamoun, un journaliste afghan, et celle de la famille du chanteur (Fakhriya sa femme et Zahera sa soeur) montrent qu’il s’agit d’un meurtre. D’après les propos de sa femme, le « diamant de l’Orient » pressentait sa mort. Ainsi, il chantait : « Ma mort viendra un jour. Au printemps éclairé par des vagues lumineuses ».

Lors de son enterrement, une foule accompagne le défunt. Les plaintes des coeurs déchirés des fans se font entendre durant le trajet jusqu’au cimetière Chohada-e Sâlehine à Kaboul. Le jour de son assassinat, ce « diamant de l’Orient » fêtait ses 33 ans. Ce jour-là, sa fille Shabnam voyait le jour. Ainsi Ahmad Zaher n’a pas pu assister à sa naissance.

Style musical

Ahmad Zaher avait un style (sabk) propre à lui, connu sous le nom de sabk-e Ahmad Zaher. Il y a une grande variété dans sa musique qui reflète la diversité linguistique et ethnique de son pays. Il chante tantôt la musique populaire de Kaboul, tantôt celle du Pandjchir, tantôt des mélodies modernes ou folkloriques. Dans sa musique, nous pouvons trouver toutes les mélodies, d’Herat au Badakhchan et de Balkh à Kandahar. Ahmad Zaher chantait principalement en persan, mais il chantait aussi en pachto, ourdou et anglais. Il a également interprété des tubes très connus de la musique du monde, comme Mohammad Rafi et Moukesh, (chanteurs indiens), Enrico Macias(1) et Elvis Presley.

Ahmad Zaher est considéré comme le fondateur de la musique moderne en Afghanistan. C’est lui qui a introduit des instruments comme la guitare, la trompette, le saxophone, le piano dans le monde musical afghan. Et c’est lui qui a fait également coexister ces instruments dits occidentaux avec les instruments traditionnels. Il jouait lui-même plusieurs instruments comme l’harmonium, l’accordéon et le tanbour. Dès l’enfance, il a fait connaissance avec la mandoline. C’était un cadeau de son père. Depuis sa mort et même avant, sa musique et son style sont devenus un modèle pour la plupart des jeunes chanteurs. Lors des mariages et des fêtes (Naorouz) bien souvent nous entendons des chansons d’Ahmad Zaher.

Durant sa courte vie, il a produit quantité d’albums et de chansons. On a de lui aussi beaucoup d’enregistrements issus de soirées privées et de rencontres amicales. Selon le « Livre d’Amour », ouvrage qui lui a été consacré, il a fait près de 400 enregistrements officiels dans diffèrent studios à Kaboul, dont beaucoup d’enregistrements à Radio Kaboul et quelques clips vidéo. A. Zaher a été souvent accompagné par les grands maitres de la musique afghane, comme Oustad Hâchem (tabla), Oustâd Nangyalai (trompette) et bien d’autres. Il a beaucoup travaillé avec deux compositeurs connus comme Taranasaz et Naynawaz. Ce dernier a été également assassiné par le régime prosoviétique en 1979. Mais il a aussi composé lui-même une partie de ses chansons. Zaher Howida, un autre chanteur renommé et ami d’A. Zaher, lors d’un voyage à Strasbourg en 2006 à l’occasion de la commémoration du 26ème anniversaire de la mort de l’artiste, a rapporté qu’A. Zaher a composé pour beaucoup de chanteurs. Il lui a composé trois chansons. Lors de cet anniversaire, Massoud Ghané, poète afghan, a déclaré qu’il faudrait fonder une section d’étude dans les facultés des Lettres afghanes consacrée aux œuvres d’A. Zaher.

La place des femmes dans sa musique

L’une des particularités d’Ahmad Zaher est qu’il a chanté beaucoup de textes et de poésies écrits par des femmes. Certaines sont des figures célèbres des mouvements pour l’émancipation des femmes, comme la poétesse iranienne Forough Farrokhzad (1934-1967) morte sur la route dans des circonstances analogues. Voici un extrait d’une poésie de Forough chanté par Ahmad Zaher :

« Je dis ce poème pour toi
Au soleil couchant, et assoiffé de l’été
Quelque part sur cette voie mal entamée
Dans la vieille tombe de cette tristesse infinie.
Ceci est la dernière berceuse
Au pied de ton landau de sommeil
Pourvu que le fracas sauvage de ce cri
Résonne dans le ciel de ta jeunesse ».

Ahmad Zaher a chanté également des poésies extraordinaires de Simin Behbahani, une figure majeure de la poésie persane très appréciée en Afghanistan :

« Les étoiles ont fermé leurs paupières, elles dorment maintenant, viens !
Le vin de lumière coule dans les veines de la nuit, viens !
Tu n’es pas venu lorsque les astres de la galaxie formaient comme des grappes
Maintenant que la main de l’aube les a cueillies, viens ! ».

Il a chanté aussi la poésie de Qurratu’l-‘Ayn, femme iranienne célèbre pour son courage et notamment pour avoir jeté son voile en 1848. C’est la première femme qui a été condamnée à mort pour ses idées en 1852(2) .

Ahmad Zaher a interprété plusieurs chansons très connues en duo avec les plus prestigieuses chanteuses du monde musical afghan, notamment avec Jila, Hangama et Oustâd Mahwach.

Artiste engagé

Lors d’une soirée en hommage à Ahmad Zaher à la télévision du Tadjikistan, un journaliste a dit qu’il n’y a aucune chanson d’Ahmad Zaher qui ne porte un message. Ainsi, le chanteur est connu pour les textes qu’il choisissait, souvent engagés dans le sens de la liberté d’expression et de la justice sociale. Malgré cette sensibilité, il n’appartenait pourtant à aucun parti politique. Vers la fin du règne du président Daoud, dans un enregistrement pour la maison de production Aryana Musique, deux chansons ont été censurées. Indigné par la misère et l’injustice sociale, il chantait :

« Quelle Patience a Dieu !
Si j’étais Lui.
Dès le tout premier moment,
Voyant la cruauté de sa créature sans conscience
J’aurais détruit ce monde, avec toute sa beauté et sa laideur ».(3)

Dans l’autre chanson, il décrivait l’atmosphère sociale du pays :

« Ni un chant, ni une gaieté
Ni un compagnon, ni une passion
On dirait que la vie a quitté le monde
Ou que de la terre morte a été répandue sur la ville
Quelle loi, quelle coutume, quelle disposition ! ».

Quelque temps après, les deux chansons ont pu voir le jour.

Dans une société traditionnelle, où la parole libre est même censurée par les proches, A. Zaher chante : « Si je suis buveur de vin et m’enivre, ça ne regarde personne ». Ce courage et cette conviction lui sont propres. Mais A. Zaher a payé cher par la suite. Lors de l’arrivée des modjahedin à Kaboul en 1992, lorsque le chef du parti islamique Golboddine Hekmatyar a été Premier ministre, sa tombe a été détruite car on l’a considéré comme un mécréant. En 1996, lorsque les tâlebân se sont installés à Kaboul, l’un de leur travail le plus remarquable a été de dynamiter la tombe d’A. Zaher. Cela a indigné beaucoup de citoyens afghans. Ses cassettes ont été brulées ou suspendues aux branches des arbres le long des routes, comme bien d’autres musiques. Depuis, sa tombe a connu plusieurs rénovations, souvent par ses fans aux Etats-Unis ou en Europe.

Zaher est connu également pour ses chansons patriotiques : « Ta mémoire est tissée à mon corps et à mon âme ô patrie ! Mon corps est rempli de ton amour ô patrie ». Il est aussi considéré par certains intellectuels afghans comme un chanteur révolté, car il a chanté des poésies d’Abolqasem Lahouti (1887-1957) ou de Farrokhi Yazdi (1877-1939)(4) .

Zaher a chanté les poésies les plus connues de la littérature persane. Il a chanté entre autres des poésies d’Oustâd Khalili, de Hâfez, de Saadi, de Bedel… Il a beaucoup chanté aussi Maolânâ Roûmî. Par ses choix de ghazals (poésies lyriques) de Roûmî et leur mise en musique, il fait revivre Roûmî dans l’âme et le corps : « Venez, venez, promenons-nous dans la roseraie. Venez, venez, le Bien-aimé est arrivé ! Pré sentez d’un seul coup le monde et l’âme, confiez-les au soleil, il a dégainé son sabre, quel bonheur ! Battez les tambours et ne dites rien d’autre. Quelle place ici pour le cœur et la raison? même l’âme s’est enfuie ! »(5)

Au-delà des frontières

L’Afghanistan au cours de son histoire a connu des musiciens renommés, mais aucun n’a été aussi reconnu mondialement. En 2010, selon la Radio NPR, Ahmad Zaher fait partie de la liste de 50 plus belles voix du monde. Dans cette liste, il y a des chanteurs influents du monde entier, ou morts. Quel honneur ! Le 31 janvier 2021, France Culture a consacré une émission intitulée : « Ahmad Zaher, quand l’Afghanistan dansait ». En octobre 2019, le journal La Croix a rendu hommage à notre rossignol : « Avec sa banane et ses rouflaquettes noires, Ahmad Zaher chantait l’amour et la romance dans le Kaboul libéral des années 70, une ville aujourd’hui meurtrie par le conflit avec les talibans, mais où la popularité de l’«Elvis» afghan reste intacte 40 ans après sa disparition ».

Il est apprécié par les Iraniens : dans le fameux film franco-iranien réalisé par Abbas Kiarostami, Le goût de la cerise, on peut entendre la voix d’A. Zaher. En Iran, plusieurs ouvrages sur lui et des CD de lui ont été publiés et notamment en 2007 le « Livre d’Amour » en 517 pages de M. Zaher Sapas. La génération de la musique pop iranienne est enchantée par Ahmad Zaher et les artistes exilés iraniens l’interprètent bien souvent.

La place d’A. Zaher au Tadjikistan est très importante. Il y a beaucoup d’écrits, de documentaires et surtout d’émissions télévisées sur sa vie et ses œuvres. Il en va de même en Ouzbékistan notamment à Samarkand et Boukhara. A. Zaher bénéficie d’un grand prestige au Pakistan et en Inde. Ces dernières années, lors des concerts, des musiciens indiens interprètent bien souvent ses chansons. Entre autres : « Tu t’éloignes de moi et je suis rempli de douleur, que faire ».

Malgré l’ambiance dramatique actuelle où la violence aveugle ronge l’esprit libre de chaque citoyen, l’Afghanistan quand il écoute la musique d’A. Zaher est rempli de joie et d’espoir. Les obscurantismes peuvent casser les instruments, peuvent bruler les enregistrements, peuvent faire exploser sa tombe comme ils ont fait par le passé. Mais ils n’arriveront pas à étouffer la voix d’un chanteur comme Ahmad Zaher qui fait vivre l’espérance, la paix et une vie meilleure.

Zaher DIVANTCHEGU

(1) D’Enrico Macias il a interprété la chanson « Enfants de tous pays » avec une traduction poétique en persan.

(2) « Vous pouvez me tuer bientôt, comme vous avez décidé. Mais vous ne pourrez pas empêcher la liberté des femmes ». Wikipédia en persan.

(3) https://www.facebook.com/AhmadZahirPictures/pposts/931680053833285/

(4) Abolqasem Lahouti (1887-1957) poète et militant communiste iranien ; Farrokhi Yazdi (1877-1939) poète, politicien et journaliste iranien, fut emprisonné en raison de ses écrits en opposition au traité anglo-persan de 1919. En 1939, il fut à nouveau arrêté et exécuté par une injection d’air.

(5) https://blog.culture31.com/2012/10/06/manijeh-nouri-jean-pierre-laffite-michel-raji-a-lostaldoccitania- une-ballade-doccitanie-en-perse/