Entretien réalisé par Charline FERRAND, qui a travaillé à Kaboul comme Coordinatrice des projets d’AFRANE jusqu’en juin 2019.
Article extrait du N°166 des Nouvelles d’Afghanistan.

De gauche à droite, dans les locaux d’AFRANE à Kaboul: Mme Leïla, Mme Choukria et Frozan

Elles sont quatre femmes, Mme Leila, Mme Choukria, Frozan et Farzana[1] ,respectivement formatrices en dari, pachto, français et paix, oeuvrant auprès d’AFRANE pour trois d’entre elles depuis de nombreuses années. Charline Ferrand, qui a travaillé avec elles un an et a apprécié la qualité de leur engagement, leur donne la parole.

A la veille d’évolutions politiques cruciales et alors que la situa­tion sécuritaire semble de plus en plus difficile, elles ont accepté de prendre la parole pour nous parler de leur quotidien de femmes dans l’Afghanistan de 2019 ; de ce qui les rend heureuses, de ce qui les inquiète, de ce qui leur fait peur. Et pour parler d’espoir aussi, celui de voir un jour, leur pays enfin en paix.
Des femmes humbles, engagées, touchantes. Courageuses.

Quel est votre Afghanistan d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous rend heureuses ? Qu’est-ce qui, au contraire vous fait peur, vous attriste ?
Farzana : Ce qui me rend vraiment heureuse est de voir des jeunes apprendre, faire des efforts pour réaliser des études supérieures. Avant, les familles ne faisaient pas attention à l’éducation des en­fants. Aujourd’hui, les choses changent ! Je suis également heureuse de constater que les pays étrangers, l’Europe n’oublient pas l’Afgha­nistan et continuent à nous aider.
Par contre, l’insécurité présente partout dans mon pays m’inquiète énormément.
Mme Choukria : Si l’on regarde notre pays du point de vue poli­tique, la situation devient de plus en plus dangereuse. Chaque jour, chaque instant, chaque minute nous redoutons une explosion, c’est un sentiment que l’on a tout le temps en nous. Nous sommes très inquiètes pour l’avenir. La situation économique est aussi très diffi­cile : le chômage est élevé, 70% des jeunes qui sortent de l’université sont sans emploi et cela pèse évidemment énormément dans la vie quotidienne des Afghans. Les gens n’ont pas d’argent, pas d’occupa­tion. Cette situation entraîne la violence.
Pour moi, il y a un autre souci actuellement, sur le plan cultu­rel. Les chaines télévisées (étrangères) que les jeunes regardent sont contraires à notre tradition, notre culture, à la culture afghane et musulmane. L’avenir de l’Afghanistan réside dans la jeune génération mais elle passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, sur YouTube, Facebook, Twitter, etc. Cela met en danger notre culture qui est de plus en plus influencée par l’étranger. Les jeunes sont très présents sur les réseaux sociaux mais ils ne savent pas s’en servir et ne sont pas assez « cultivés » pour réfléchir et analyser ce qu’ils y voient.

Toutes affirment le danger que représentent ces nouveaux mé­dias. Pour autant, elles possèdent toutes un compte Facebook qu’elles n’utilisent cependant que rarement – « pour s’infor­mer, pour être au courant des rumeurs qui peuvent circuler en Afghanistan ».
Mme Choukria : Je voudrais avoir espoir dans le processus de paix en cours. J’ai envie de croire qu’un jour mon pays connaîtra la paix et le calme.

Dans cette ambiance de plus en plus difficile, où trouvez-vous vos moments de satisfaction, de bonheur, qu’est-ce qui vous donne envie de sourire aujourd’hui ? Car vous souriez beau­coup Mme Choukria !
Mme Choukria : Ma vie privée est calme et tranquille. J’ai un em­ploi en tant que formatrice avec AFRANE et je suis satisfaite de mon travail et de ma vie personnelle.
Mme Leila : Quand je viens au bureau et que je vous vois travailler ici, que l’on travaille ensemble, c’est une grande satisfaction pour moi.
Mme Choukria : Pour moi aussi !
Frozan : Moi aussi, j’oublie tout quand je viens ici. Il y a une belle ambiance à AFRANE.
Mme Leila : Le bureau fait partie de la maison. Les professeurs et les élèves sont comme des membres de la famille. On travaille sincère­ment pour AFRANE. On les considère tous comme membres de notre famille et on veut travailler pour eux.

Et vous Mme Leila, comment voyez-vous votre pays actuelle­ment ?
Mme Leila : Je suis d’accord avec Mme Choukria sur tout ce qu’elle a dit ! (rire) La situation de l’Afghanistan n’est pas bonne. Chaque fois que je sors de la maison, je me sens en danger, je pense à une possible explosion. J’ai toujours une voix dans ma tête qui me dit que ça va arriver.
Le chômage des jeunes est un gros problème. Les garçons par­tent à l’étranger mais les filles elles, restent. Elles ne peuvent pas par­tir et c’est très dur de les voir inactives, même quand elles ont fait de grandes études. C’est très inquiétant pour une mère.
La corruption est aussi un problème. Les emplois ne sont pas donnés aux personnes qui ont les compétences nécessaires. Il faut donner de l’argent pour obtenir un emploi ! C’est très compliqué.
L’autre point qui m’inquiète, c’est la vie des jeunes filles. Elle est extrêmement difficile ici. Les hommes font peser un lourd poids sur elles, pour qu’elles se limitent elles-mêmes dans leurs sorties hors de chez elles et ne s’investissent pas dans une quelconque vie sociale active.

Vous avez trois filles Mme Leila, ressentent-elles toutes cela ?
Mme Leila : Oui et l’une de mes filles, qui a 21 ans, ne sort jamais, ni avec moi, ni avec ses soeurs, ni avec ses frères. Elle me demande de tout faire pour elle, même de choisir ses vêtements !
Mme Choukria : C’est un sentiment très général, notamment chez les jeunes filles. L’une de mes nièces a fait ses études à l’université. Une voiture privée la conduisait et la ramenait, nous l’appelions dès qu’elle avait un peu de retard. Ses relations avec ses camarades étaient également très surveillées. Le chemin de l’école – ou de la faculté – peut être très dangereux.

Je rebondis sur les relations entre les hommes et les femmes, les contraintes et limites fortes qui leur sont imposées : en plein processus de paix, comment envisagez-vous le potentiel retour des Tâlebân du point de vue de vos droits, en tant que femmes ?
Mme Leila : J’ai connu les Tâlebân, je vivais déjà à Kaboul à cette époque. On a vu le résultat ! On n’avait plus aucun droit alors je redoute leur retour et je ne crois pas du tout qu’ils aient changé.
Mme Choukria : S’ils sont des vrais musulmans, ils seront bons et généreux avec les femmes. Nous attendons une autre vision de leur part, peut-être auront-ils changé ?
Mme Leila : J’ai vu des femmes se faire battre, en pleine rue par des Tâlebân, je n’oublierai jamais.

Revenons-en à présent à ce qui vous rend heureuse Mme Leila. Vous qui êtes si lumineuse, qu’est-ce qui vous fait sourire ?
Mme Leila : Mon travail ! En venant à AFRANE, on se sent tran­quille, au calme. Il y a de vraies relations humaines. C’est une grande satisfaction de venir tous les jours au bureau et de voir, chaque jour mes collègues.

Et toi Frozan ?
Frozan : Voir mes élèves ! Malgré tous les problèmes qu’ils rencon­trent, ils viennent quand même à l’école pour apprendre. Etre utile pour mes élèves, rester au contact de mes élèves, me donne beau­coup de satisfaction. J’ai fait mes études en France et je veux mettre mes connaissances au service de mon pays, cette transmission me plait énormément.
L’autre source de satisfaction pour moi est de travailler auprès des professeurs à Tcharikar et Djalalabad. J’apprends beaucoup en échangeant avec eux.
Et enfin, je suis très fière d’être autonome en tant que femme. Grâce à mes deux postes, je gagne bien ma vie. Je me suis battue pour en arriver là, je continue à me battre et ce combat aussi me rend fière et heureuse de ce que je suis. Il faut être courageuse pour être une femme afghane !
Mme Leila : Le résultat de mon travail est pour moi très important. Quand je vois et observe une classe d’un professeur qui progresse après l’une de mes formations, cela me donne beaucoup de satis­faction en tant que formatrice.

Vous y avez déjà quelque peu répondu, mais travailler pour une ONG, étrangère, active dans l’éducation, qui plus est en étant une femme, ce n’est pas simple ni évident, cela peut même être perçu comme dangereux ici : qu’est-ce qui vous donne alors l’envie, la volonté de chaque matin, vous rendre à AFRANE ?
Mme Choukria : L’ambiance à AFRANE ! Nous nous y sentons en sécurité dès que nous passons la porte. L’ambiance chaleureuse qui y règne nous donne du courage. Mon travail aussi est une source de motivation : pouvoir travailler le pachto avec des professeurs et des élèves.
Mme Choukria et Frozan : Nos relations avec tous les expatriés qui sont passés ici. Nous avons toujours été dans une relation de collègue à collègue qui donne des conseils, pas de chef à collègue. L’échange est toujours possible.
Frozan : On nous demande notre avis, pas symboliquement ou par politesse. Notre voix est entendue. Je me sens faire partie de l’équipe ici.
Mme Leila : Ce que j’aime le plus, c’est qu’en travaillant dans le do­maine de l’éducation nous contribuons à faire que des « humains deviennent des personnes » -c’est difficile à traduire ! : des « com­plete men » ! (rire général). Si quelqu’un a accès un jour à l’éduca­tion, il pourra ensuite réfléchir, se forger un avis, une opinion, déci­der pour lui. Il ne se laissera pas tromper ni duper. Par notre travail, nous permettons cela aux professeurs et aux élèves. C’est pour cela que je sors de ma maison tous les matins et que je me rends à Ka­boul, à Tcharikar, à Djalalabad, sans crainte !
Frozan : Mon travail me permet d’améliorer mon français parce que je n’ai pas beaucoup d’autres occasions de parler français dans ma vie privée. Cela me permet de perfectionner ma langue et de pouvoir l’utiliser auprès de mes élèves, d’enrichir mes connaissances et développer mes compétences sur la production écrite, etc. Il me permet aussi de gagner un peu d’argent !
Farzana : J’aime mon travail car grâce à lui, j’enrichis mes connais­sances et surtout je transmets ce que j’ai appris à l’université aux professeurs, aux élèves. C’est cela qui me donne de l’énergie tous les jours ! Je suis heureuse de travailler dans l’éducation et je sou­haite poursuivre sur cette voie. Pour moi, faire partie d’une ONG ne change rien, n’est pas plus ou moins dangereux. Ce qui compte, c’est de pouvoir transmettre et continuer à apprendre.

Quel est l’Afghanistan que vous voulez voir demain ?
Farzana : Voir de plus en plus de jeunes avoir accès à l’éducation me donne beaucoup d’espoir. C’est à travers cette voie-là que les mentalités évolueront. Cette nouvelle génération, plus instruite et éduquée, pourrait empêcher le retour des Tâlebân. L’insécurité est ma principale crainte pour l’avenir de mon pays mais je veux être optimiste et croire que la situation va s’améliorer. Il faut être posi­tive !

Et si tu devais te projeter dans dix ans, comment t’imagines-tu ?
Farzana :Tout le monde a un plan de vie et le mien est clair. Je me vois mariée, à un homme que j’aurais choisi – je suis très exigeante ! Il sera beaucoup plus éduqué que moi et occupera un poste im­portant ici, en Afghanistan. Nous habiterons avec nos enfants, dans une maison que nous aurons fait construire. Mes parents vivront avec nous, ou proches de nous. Je souhaite les voir contents et heu­reux à nos côtés.
Mme Leila : Si un jour, je deviens présidente de la République, je donnerai la liberté totale à toutes les femmes, comme en France ! En France, quand une fille sort de la maison, personne ne la regarde. Elle a donc l’esprit libéré, elle peut librement participer à la vie de la communauté, être active dans sa vie. C’est une liberté énorme !
Frozan : L’implication et la volonté des hommes sont importantes pour obtenir la liberté des femmes. Ici, aucun homme n’accepterait de sacrifier un peu de ses droits pour en donner aux femmes.
Mme Choukria : J’ai lu beaucoup sur l’histoire de l’Afghanistan. Au­jourd’hui, quand je regarde les partis politiques, je n’ai aucun espoir pour la suite, que ce soit pour la paix ou pour le droit des femmes.

Pourtant, certaines femmes occupent des postes en politique ou dans certains médias, ministères. N’est-ce pas le signe qu’un changement est possible ?
Mme Leila : Achraf Ghani (l’actuel président) et son gouvernement ont fait beaucoup pour les femmes. Aujourd’hui il y a des femmes juges, policières, militaires.
Frozan : Hier soir, on nous a présenté à la télévision une femme conseillère au ministère de la Défense !
Mme Leila : Oui, cela nous donne un peu d’espoir malgré tout.
Frozan : J’ai peur du retour des Tâlebân. Après eux, il nous a fallu du temps pour obtenir de nouveau des droits. J’ai peur que l’on perde ce que l’on a difficilement gagné à l’aide des ONG et des forces in­ternationales. Mais je suis prête à rester à la maison si cela peut per­mettre la paix. Je suis prête à sacrifier mes droits de femmes, pour vivre dans un pays en paix et voir des jeunes travailler et ne plus avoir peur de sortir dans la rue. Je pense beaucoup à l’avenir : est-ce que j’arriverais à rester une femme au foyer ? Je ne sais pas. Si cela peut nous permettre de vivre en paix, alors tant pis ! Si on peut ob­tenir les deux, alors ce serait génial !

Et vous, vous seriez prête à renoncer à vos droits, comme Frozan ?
Mme Leila : NON ! Je veux travailler et travailler dans un pays en paix !
Frozan : Sous le régime tâlebân, certaines femmes ont continué à travailler, cachées ! Certaines professeures, par exemple, donnaient des cours chez elles. Il faut que l’on réfléchisse à cela : comment continuer à travailler si les Tâlebân reviennent.
Mme Leila : Si nous sommes convaincues de l’importance de nos droits, de l’importance de continuer à travailler pour les autres alors les Tâlebân ne nous limiteront pas. Ils ne pourront pas nous mettre de barrières.
Mme Choukria (sur un ton plus léger) : Pour les veuves ce sera difficile, comment faire[2] ?! Je vais devoir me marier avec un homme âgé, avec une longue barbe pour avoir le droit de sortir de la maison ! (rire général)
Mme Leila : Nous prions pour que la paix revienne en Afghanistan ; que les mères ne pleurent plus leurs enfants, que chacun se sente en sécurité ; que l’on n’entende plus la guerre, les explosions ; que l’on ne pleure plus nos morts. Nous ne voulons pas que les voisins interviennent dans la vie politique de l’Afghanistan. Nous devons trouver la paix, seuls.

C’est ce que je vous souhaite, que votre pays trouve enfin un peu de répit.
Mme Choukria : Dieu est bon, alors nous y croyons, il va nous ai­der !
Toutes les quatre : Inch’Allah


[1] C’est l’usage au bureau de Kaboul d’appeler ainsi Mme Leila & Mme Choukria et Frozan & Farzana.

[2] Mme Choukria est veuve.