Commémorer hier – Défendre aujourd’hui – Espérer demain

Eric Lavertu a un attachement profond pour l’Afghanistan dont il a sillonné les pistes comme « missionnaire » d’AFRANE avant de devenir diplomate. Il a été notamment Conseiller culturel à Kaboul de 2002 à 2005 et plus récemment ambassadeur de France au Sri Lanka. 

Cet article complète l’extrait paru dans Les nouvelles d’Afghanistan N°179, spécial « Les cent ans de la relation franco-afghane ».

Evoquer le centenaire des relations diplomatiques franco-afghanes c’est d’abord parler de la DAFA à laquelle était consacré récemment (le 24 octobre) un colloque au Sénat qui a toutefois permis de réfléchir bien au-delà de ce cœur de notre coopération avec l’Afghanistan constitué par la recherche archéologique (bien illustrée par l’exposition qui vient de s’ouvrir au Musée Guimet et par différents colloques scientifiques passés et à venir qui font le point sur les développements passés et encore en cours de notre coopération dans ce domaine).

En effet, que signifie, au-delà de la recherche archéologique, notre relation aujourd’hui séculaire avec ce pays lointain et peu connu qui ne l’est devenu vraiment qu’au cours des vingt dernières années, le plus souvent parce que nos militaires foulaient pour la première fois son sol ?

Le choc du retour des talebs et leur mainmise sur l’ensemble du territoire afghan constituent l’amorce d’un monde nouveau, bien différent de celui que nous envisagions il y a vingt ans alors qu’ils venaient d’en être chassés.

En effet, par rapport à la période 1996 – 2001, ce contrôle total du mouvement sur l’Afghanistan doit nécessairement nous inciter à revoir nos modèles d’action mais, même dans la tristesse où nous sommes en voyant le « cher pays » disparaître sous le totalitarisme le plus obtus, discerner aussi quelques lueurs d’espoir.

1 – L’affirmation des principes : les cinq conditions

Lors de ce colloque l’ambassadeur Martinon a notamment rappelé les cinq conditions sur lesquelles s’accorde l’essentiel des membres de la communauté internationale. Ces principes cadrent ce que sont les relations actuelles mais offrent l’occasion de réfléchir à ce que pourrait être, dans les années qui viennent, l’indispensable relation avec l’Afghanistan sous la dure férule des talebs.

Droit au départ libre et sécurisé ;

Libre accès de l’aide humanitaire sur l’ensemble du territoire afghan ;

Respect des droits de l’Homme (et particulièrement du droit des femmes et des filles) ;

Etablissement d’un gouvernement, représentatif des différentes composantes de la société afghane ;

Lutte contre le terrorisme.

Face à ces demandes, on ne peut que constater que le pouvoir taleb n’a, pour l’heure, pas répondu de manière positive.

La population afghane demeure donc dans une crise globale. Crise qui n’est plus seulement humanitaire (dont on espère généralement qu’elle reste ponctuelle) mais présageant, on peut le craindre, d’une régression durable du pays et de ses habitants dans un monde « ancien » qui ne serait plus l’âge d’or souvent évoqué en parlant des années 60 et 70 mais, enjambant bien plus d’un siècle, se rapprocherait plutôt du temps de l’émir terrible Abdur Rahman Khan.

Les chancelleries pourront bien sûr poursuivre, autour de ces conditions, les pressions à l’égard du régime mais l’on a vu que face à l’action diplomatique, les talebs savent bien, maintenant, en pratiquer le langage et les louvoiements. Ils ont également constaté que le pouvoir précédent n’avait été que très mollement défendu, les conduisant à une victoire complète avec seulement aujourd’hui de faibles résurgences de combats dus à l’opposition même si s’exprime, à revers, la présence de groupes djihadistes actifs et violents contestant leur contrôle (attentats à Kaboul, assassinats ciblés, petite assise territoriale). Cette victoire quasi totale, vue comme une « divine surprise », n’est en tout cas pas pour inciter à la modération et à la conciliation les fils et petits-fils de ceux qui ont vaincu l’URSS, s’enorgueillissant eux-mêmes d’avoir triomphé des Etats-Unis.

2 – D’un passé récent ne faisons pas table rase

La précédente domination des talebs, jamais établie dans le nord-est et très fortement contestée dans le centre du pays, les poussait à la fois à une plus forte rigidité et à être très dépendants des appuis extérieurs (en premier lieu du Pakistan) mais aussi de la manne des donateurs « privés » du Moyen-Orient et du soutien combattant des groupes de volontaires étrangers de plus en plus nécessaires pour s’opposer à Massoud.

En ce centenaire quelque peu voilé, nous pouvons certes commémorer le passé (qui mérite certainement d’être célébré) mais il nous faut aussi construire une nouvelle vision. Elle ne vient pas du néant, elle est issue bien sûr des expériences de ces quarante dernières années. Elle doit certainement,  pour un temps, se référer à ce que fut le monde précédant le 12 novembre 2001 qui vit la chute de Kaboul et la rapide liquéfaction du premier pouvoir taleb.

Nous avons connu un pouvoir totalitaire à Kaboul depuis 1978 et les sanglantes purges exercées par le Partcham ou le Khalq contre ceux qui s’opposaient ou qui appartenaient simplement au monde « ancien ». Ces cruelles répressions, s’étendant aux campagnes, se sont poursuivies à des degrés divers à l‘encontre des populations (des implacables opérations de guerre de l’Union soviétique aux luttes fratricides et sanglantes entre résistants jusqu’aux attentats plus récents des talebs puis des groupes djihadistes). Ces épisodes violents, avec des périodes d’accalmies brèves et jamais complètes, prendront-ils fin avec la nouvelle donne établie le 15 août 2021 ?

Nous l’ignorons encore et nous savons bien que l’établissement d’un nouveau régime autoritaire est en cours.

Pour y faire face, il faut donc revenir à ce que nous avons connu et qui n’a jamais vraiment été abandonné. Pour les actions humanitaires, il faut se réhabituer à un environnement dégradé, certes sans commune mesure avec ce que furent les missions d’antan sous les Soviétiques, les difficiles actions de la guerre civile et certainement  les dernières années du précédent régime mais en mesurant au juste niveau ce que peut être la pression de nouvelles autorités radicalement méfiantes car pensant dans un monde idéologiquement bien différent.

Le souvenir des temps anciens est donc précieux pour atteindre les populations avec des actions proches de ceux qui, de plus en plus nombreux, sont dans la souffrance et le manque. Actions qui partent du terrain et qui s’appuieront sur l’expérience passée et également sur le soutien des organisations internationales qui devraient pouvoir reconquérir un peu d’autonomie car nous le savons d’expérience, il est possible de travailler sous un pouvoir taleb tout particulièrement dans le domaine de la santé (avec cependant des contraintes sur les genres) et l’agriculture où les choses peuvent sans doute être plus ouvertes. Les talebs sont issus des campagnes, ils peuvent en comprendre les dynamiques et aussi les exigences…

Au-delà, il reste des niches de modernité difficilement réductibles. Les télécommunications par exemple car il est douteux que les talebs se privent de téléphone portable mais aussi qu’ils parviennent à un très haut niveau de contrôle des réseaux sociaux. Certes la télévision ou la radio devraient connaître une volonté de contrôle (voire d’interdiction) et il faudra sans doute trouver les moyens de relayer l’écho du monde extérieur vers les Afghans ruraux très dépendants de la radio (on se souvient de l’impact de la BBC en persan ou pachto durant la guerre soviétique) et on peut s’inspirer de l’action des radios locales au cours des dernières années ou actuellement (à l’exemple de Radio Begum).

Nous le savons tous, le pouvoir taleb se préoccupe assez peu de ce que peut être notre conception de la bonne gouvernance. Mais nous l’avons vu ces dernières années dans les zones rurales, ils privilégiaient des modes de règlement des conflits voire de gestion des projets de développement se fondant sur l’interprétation des prescriptions coraniques voire tribales. A cette aune, il est encore difficile de prédire ce que deviendra l’administration mise en place sous le précédent régime, certes sujette à questionnement compte tenu d’une corruption largement répandue, mais qui avait aussi bénéficié de formations nombreuses et pas uniquement cosmétiques.

Paradoxalement, il y a donc des niches de « modernité » dans le pouvoir des talebs même s’il est à craindre qu’elles ne soient finalement englouties par un pouvoir très conservateur, il reste que pour comprendre (ne serait-ce que pour contrôler) les millions de nouveaux et jeunes urbains à Kaboul (et dans les autres grandes villes du pays) les talebs seront obligés de composer car ils ne peuvent survivre uniquement par la répression.

3 – L’éducation, la bataille majeure

Kaboul, 21 mars 2002
Après des années de guerre civile, le lycée Esteqlâl rouvre ses portes pour des millers d’élèves (photo J. Bouvier)

L’éducation pose bien sûr une forte interrogation car, sous les talebs, elle illustre le dilemme fondamental entre un système traditionnel (les madrassas et l’instruction coranique) d’où ils sont censés être issus et une éducation « occidentale » à laquelle pourtant nombre d’entre eux confient leurs enfants (y compris les filles) et qui n’est pas répudiée par la population à condition qu’elle respecte certains principes  et surtout montre son efficacité. Dans les conditions actuelles, l’effort, qui a été très important durant les vingt dernières années, doit se poursuivre dans toute la mesure du possible pour l’ensemble des élèves au primaire en insistant sur la qualité et la formation des enseignants notamment dans le domaine scientifique. Ensuite, il faut être pragmatique en travaillant sur la qualité pour les garçons au secondaire et, dans les conditions actuelles, trouver des moyens alternatifs pour accompagner les filles de ce niveau.

A la suite de l’expulsion des enseignants français à Kaboul en 1985, nous avions réfléchi à comment assurer une scolarisation pour ceux qui avaient déjà quitté ou quitteraient bientôt Kaboul, ce qui avait conduit en 1988 à la fondation du lycée Esteqlâl en exil à Peshawar, soutenu en 1989 par le ministère des Affaires étrangères et qui devait offrir un enseignement de qualité pour les garçons (et ensuite également pour les filles) jusqu’en 2004. Il semble difficile de reprendre cet exemple même si de nouveaux réfugiés sont arrivés au Pakistan. En effet, les conditions du pays ont changé et il n’est pas sûr que la relative tolérance des années 80 à l’égard des Afghans y soit encore de mise près de quarante plus tard.

Particulièrement pour les filles, les écoles clandestines créées dans la fin des années 90 ont déjà été relancées mais c’est le développement beaucoup plus large d’une action via un mode virtuel qui serait sans doute le plus opportun. Les changements de mentalité, l’ouverture aux réseaux sociaux et la forte imprégnation d’Internet dans les milieux urbains permettraient sans doute (en utilisant les acquis des années de Covid qui ont permis partout de créer des contenus virtuels) grâce aux professeurs qui ont été habitués à ce mode d’enseignement, d’offrir aux jeunes filles une éducation qui poursuivrait le cycle primaire.

Sur ce modèle, on peut d’ailleurs envisager un curriculum virtuel basique qui pourrait également être très utile aux familles de réfugiés afghans en France ou en Europe pour conserver une part de leur culture (en sus de leur apprentissage dans les sections allophones de nos écoles).


Kaboul, mars 2002
La réhabilitation du lycée Esteqlâl a été rendue possible grâce à l’élan de solidarité des Français mis en place par France Culture (photo J. Bouvier)

4 – Financer l’aide

On nous dira que tout cela est coûteux et c’est vrai qu’il est particulièrement difficile de trouver les financements adéquats dans un contexte de forte demande pour l’Ukraine mais également d’une relative fatigue des donateurs quant à l’Afghanistan.

Toutefois, revenant pour une part, sur une décision unilatérale de gel des avoirs afghans (sans doute parfaitement inéquitable pour les Afghans), les Etats-Unis ont annoncé le 14 septembre dernier l’établissement, avec l’aide du gouvernement suisse, d’un fonds afghan possédant un compte à la Banque des règlements internationaux (BRI). Ce fonds sera alimenté par les 3,5 Mds USD d’avoirs récemment dégelés par les Etats-Unis, qui devraient pouvoir à terme être décaissés pour le paiement des importations essentielles telles que l’électricité, le pétrole, le règlement des dettes à l’égard des multinationaux ou les services essentiels de la banque centrale. Ce décaissement pourrait n’être qu’assez lent compte tenu de la complexité des points techniques et politiques à régler (et de la forte méfiance des parties).

Pour des sommes limitées il pourrait, dans le cadre de ce fonds, être créé un guichet administré, par exemple, par un consortium d’institutions de développement familières de l’Afghanistan (PNUD, UE, USAID, AFD, KFW, etc.)  qui financerait dans la discrétion des petits projets mis en œuvre par des ONG en vue de répondre aux demandes des Afghans vivant sous les talebs et de faciliter la réponse aux cinq conditions précitées.

Hors la lutte contre le terrorisme (demande sécuritaire et qui impose une approche diplomatique) les autres conditions répondent en effet d’une façon ou d’une autre à des questions humanitaires ou de droits de l’homme (la quatrième ayant bien sûr un aspect politique plus complexe).

5 – Préparer le futur

Ce centenaire des relations diplomatiques franco-afghanes offre donc l’occasion d’un retour sur le passé et d’une réflexion sur l’avenir proche. Notre relation a été essentiellement construite autour d’une diplomatie que l’on nomme aujourd’hui d’influence. Culturelle et de recherche avec l’archéologie et la DAFA, éducative avec les lycées Esteqlâl et Malalaï, d’appui aux secteurs sociaux de base avec la santé et l’agriculture et de gouvernance avec la coopération juridique, elle ne fut que peu économique même si certains projets (le chemin de fer ou les mines par exemple) paraissaient, dans les années 70, prometteurs. Il y aurait sans doute de grandes perspectives dans le domaine de l’eau et de l’assainissement ou du suivi des réseaux de télécommunication (domaines bien explorés au cours des vingt dernières années) mais les temps ne sont pas encore venus pour le retour de ces projets ambitieux.

Nous avons, au cours de ce centenaire, connu bien des allers-retours dans la relation franco-afghane (la chute d’Amanullah, le silence de la seconde guerre mondiale, la forte coopération des années 60 et 70 suivie du long et graduel éloignement pendant le conflit soviétique puis les luttes entre Moudjahidines et la première période taleb pour, pendant presque vingt ans connaître un fort rapprochement (en incluant le sacrifice, sur le sol afghan, de 89 de nos militaires). Aujourd’hui nous vivons à nouveau le temps de la distance avec une ambassade fermée et nulle présence officielle en Afghanistan mais l’empreinte demeure et nous sommes, hélas, habitués à ces moments de distance.

Les ONG sont toujours là (il faut les appuyer), des Afghans sont arrivés récemment (près de 5000) et d’autres plus nombreux encore au cours des dernières années, fuyant la guerre et la misère, il nous est possible pour l’heure de travailler, en France même, à les soutenir.

Des possibilités nombreuses existent pour, malgré les difficultés, poursuivre le travail lancé en 1922 et réinitié depuis 2002. Il faut continuer à se battre tous ensemble pour un idéal qui n’a pas changé.

Croire en des lendemains plus heureux

Il y a quarante ans avec les sombres débuts de l’invasion soviétique, les choses n’étaient pas si faciles, ni même lorsque les luttes sanglantes et fratricides déchiraient l’Afghanistan.

Pourtant, toujours la foi demeurait en l’amitié franco-afghane et en la croyance d’un Afghanistan libre qui triompherait de l’hydre du totalitarisme. A nos amis afghans, nous voulons dire qu’il ne faut pas désespérer et dans la mobilisation de ceux qui sont venus ici, il y a longtemps ou bien plus récemment, je vois la volonté de dépasser ces moments. Et cette fois-ci il s’agit véritablement d’une affaire afghane, certes quelques influences extérieures demeurent mais les choses ont bien changé depuis plus d’un centenaire et la politique afghane n’est plus décidée à Moscou, Londres, Washington ou Rawalpindi.

Et je voudrais revenir sur une impression, hélas fugace, celle de ce printemps afghan entre 2002 et 2004 où s’étaient réouvertes les écoles (et quel souvenir que celui de la réouverture de Malalaï le 21 mars 2002), où l’on parcourait sans véritable crainte les routes et les pistes (jusqu’au Nouristan ou au Badakhchan) et où je revois, le soir à Djalâlâbâd, les familles profitant d’un air encore pur pour muser sans crainte le long des rives de la Kaboul. Un espoir était alors présent.

Peut-être la forme trop « étrangère » du processus politique conduisait nécessairement à une « prévisible défaite », mais en ces quelques mois j’ai, moi aussi, voulu croire en un retour vers l’âge d’or des années 60 et 70 sous le roi Zaher (hélas trop indifférent aux souffrances de son peuple durant la grande famine).

C’était peut-être encore trop tôt mais nous savons que l’Afghanistan s’est toujours soulevé contre les régimes autoritaires. Ce fut le fait des tribus pendant des siècles, ce pourrait être celui de la jeunesse et des nouvelles classes urbaines aujourd’hui ou demain. Une révolte digne des landays d’antan « Mes sœurs, nouez vos voiles comme des ceintures, Prenez des fusils et partez pour le champ de bataille » bien illustrée par l’avant-garde des femmes qui, seules, manifestent encore à Kaboul.

De cela sortira un autre Afghanistan d’où, à nouveau, s’évanouiront les talebs qui ont certes apporté, rudement, la paix (celle des cimetières ?) mais qui ne semblent pas savoir offrir la prospérité et la concorde, restant ancrés dans une vision du monde dépassée face à un temps qu’ils ne comprennent sans doute pas.

Eric Lavertu

 

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