Cet article est extrait du N°181 des nouvelles d’Afghanistan.

 

Malgré la situation, l’association allemande DAI (Deutsch-Afghanische Initiative) de Fribourg en Brisgau poursuit son aide aux femmes de quelques villages sis au nord de Kaboul, un peu avant Tchârikâr. Ces femmes brodent des carrés de tissu que l’association revend en Europe. Les créations, souvent très réussies, reflètent les préoccupations de leurs auteures, et aussi, aujourd’hui, leurs frustrations.

Ce texte est extrait d‘une Newsletter envoyée par Pascale Goldenberg aux personnes qui se sont inscrites sur le site www.guldusi.com

Membre de l’association humanitaire allemande DAI, Pascale Goldenberg est animatrice du projet broderies de cette association dont nous avons déjà fait état dans nos numéros 125, 136 et 151

 

Le voyage que j’ai effectué en septembre dernier s’était bien passé. Je suis restée principalement dans les villages et j’ai pu rencontrer presque toutes les brodeuses. Cependant, il y a encore environ 25 femmes en Iran. La grande misère était bien visible et alarmante au vu de l’approche de l’hiver. En tant qu’Européenne vivant confortablement, je me demande constamment comment cette population peut survivre à un hiver dans de telles conditions. Actuellement, seules les brodeuses gagnent de l’argent dans les villages et assurent ainsi la survie de leurs familles. Il y a 100% de chômage chez les hommes du foyer (mari et fils). Ceux qui peuvent cultiver un jardin sont mieux lotis, car ils produisent des légumes pour la famille.

Yakhtchâl ou Tolo ?

En mai 2022, nous avions interrogé certaines des brodeuses pour voir combien possédaient un réfrigérateur (yakhtchâl) ou une télévision ou les deux. L’interprète prenait des notes et a abouti aux statistiques suivantes : sur 92 familles, 21 femmes ont les deux, 38 ont une télévision mais pas de réfri­gérateur, 3 seulement n’ont qu’un réfrigérateur, 30 n’ont ni l’un ni l’autre. De retour sur place en septembre, une bro­deuse m’a accueillie avec une boutade en me demandant si j’avais apporté un réfrigérateur pour chacune !

Violence contre les femmes

Il y a exactement dix ans, j’avais demandé aux femmes ce qu’elles voulaient pour leur avenir et celui de leurs filles. Les principales réponses étaient : la paix, suffisamment à manger, la possibilité pour les filles d’aller à l’école pour apprendre à lire et moins de violence domestique de la part des maris. Dans le cadre du voyage de septembre, l’enquête fut : « À quelle fréquence vous faites-vous frapper par votre mari ? » Presque toutes les femmes ont été outrées par cette ques­tion ! Une seule a admis être frappée une fois par semaine, deux autres une fois par mois. Toutes les autres ont affirmé : jamais ! Il est surprenant qu’il y ait eu un tel changement positif dans le comportement des hommes au cours de la dernière décennie.

On aurait pu craindre que dans un contexte où les hommes sont au chômage, incapables de remplir leur devoir de prise en charge de la famille, d’énormes frustrations et tensions surgissent à la maison, conduisant à la violence contre les femmes.

Saint Valentin

Cette année j’ai pris l’avion le 14 février, jour de la Saint-Va­lentin. Le message suivant circulait sur les réseaux sociaux à l’époque : « Le 14 février, tous les confiseurs, bijoutiers, fleu­ristes et vendeurs de sacs à main en Afghanistan sont tenus d’exiger un certificat de mariage des clients masculins pour chaque achat. Pas de certificat de mariage, pas de vente ». J’ai demandé en arrivant en Afghanistan comment il fallait comprendre cette déclaration.

Un commerçant de Kaboul m’a dit qu’il avait vendu la veille comme d’habitude car les Afghans n’étaient même pas informés de cette instruction. Pour les talibans, la Saint- Va­lentin n’est pas considérée comme un jour spécial. Au mieux, il était possible de célébrer en privé et discrètement à la mai­son. Le frère de notre interprète, relativement jeune marié, avait décoré le salon avec des ballons et des fleurs et avait acheté un gâteau chez le pâtissier.

Les brodeuses et la rébellion silencieuse

Nous avons passé une journée dans chaque village, donc un total de trois jours dans les trois villages. Toutes les bro­deuses viennent nous retrouver dans la cour (ou à l’intérieur en hiver), où nous restons habituellement pour la journée (l’interprète, l’employé de l’association qui paie les femmes et moi). En hiver, la journée commence plus tard car il fait encore très froid le matin. Nous commentons les broderies et j’explique aux brodeuses les prochaines commandes. À cette occasion, elles sont payées pour les broderies livrées lors de la rencontre précédente. Le paiement s’effectue donc systé­matiquement mais toujours décalé.

Les femmes de cette région conservatrice ne descen­draient jamais dans la rue pour exprimer leur mécontente­ment. Mais elles ont brodé pour la première fois des déclara­tions à la fois discrètes et rebelles. Les femmes osent broder ce qu’elles n’ont pas le droit de formuler. Voici quelques broderies particulières, très inattendues.

Bechta

Elle ne brode pas dans le cadre de notre programme et je ne l’ai pas rencon­trée. Mais elle m’a fait transmettre ce tissu (35 x 40 cm) sur lequel est écrit très soigneusement :

L’Afghanistan est un pays très dangereux pour les femmes.

Les femmes n’ont pas droit à l’éducation scolaire, à la formation profession­nelle et au travail.

Nous, les femmes, revendiquons pour nous et nos enfants le droit d’aller à l’école, de faire un apprentissage et de travailler.

Dans des conditions aussi difficiles, qui sont insupportables, nous sommes reconnaissantes de l’aide et de la coopération avec Pascale

Feroza

Feroza brodait depuis deux ans des mains tenant un oiseau. La dernière fois, elle a reçu par hasard un tissu bleu foncé, qu’elle a brodé avec des pensées sombres. Je lui ai demandé des commentaires sur ses différentes broderies et elle m’a donné les explications suivantes :

L’homme pleure parce qu’il n’y a plus de pain pour les enfants.

Une femme attristée s’appuie sur l’épaule d’une autre.

Un tâleb frappe une femme parce que son tchâderi (voile intégral) est trop court devant.

Une famille vend une fille pour pouvoir nourrir les autres enfants.

Elle a été forcée d’épouser un vieil homme.

Elle n’a pas le droit de parler ni de se rendre à l’école.

J’ai demandé à Feroza comment elle en était arrivée à réaliser des broderies avec de tels motifs. Elle a répondu qu’elle s’était inspirée des nouvelles entendues à la télévision.

Remarque : Dans ces villages personne n’a « vendu » son enfant.