par Fazila REYHANI*

Cet article est issu du N°188 des nouvelles d’Afghanistan

On se rappelle sans doute le jour si sombre où les jeunes Afghanes ont ap­pris qu’elles n’auraient plus le droit de se présenter au concours d’entrée à l’Université. L’auteure de ce texte aux accents poétiques nous raconte le choc que ce fut pour elle. Et non seulement pour elle mais aussi pour ses parents, sans doute analphabètes, qui partageaient avec leur fille ce désir de promotion sociale. Elle nous dit aussi combien elle continue de croire en un avenir favorable.

Je n’ai pas dormi de la nuit : j’étais occupée à résoudre les questions des annales du concours d’entrée à l’université parce que je m’étais promis, à moi et à mes rêves, d’entrer à l’université avec un bon score. Beaucoup de gens disaient qu’il restait encore beaucoup de temps avant la fin de l’an­née scolaire et qu’il était trop tôt pour se préparer à l’exa­men d’entrée, mais j’avais décidé de m’y prendre à l’avance. Comme j’étais restée éveillée tard pendant de nombreuses nuits et que je n’avais dormi à chaque fois que quatre à cinq heures, mes yeux s’étaient habitués et n’étaient plus gonflés par le manque de sommeil.

Le soleil venait de se lever et sa lumière éclatante an­nonçait une nouvelle matinée qui viendrait arroser la jeune pousse de mes rêves. Je me suis préparée pour me rendre au « pays de la connaissance ». J’ai dit à ma mère que je par­tais et lui ai demandé : « Tu as de l’argent pour que je puisse payer le bus ? ». Elle a dit : « Attends, ma fille ! Hier, ton père n’a pas trouvé de travail et n’a pas pu me donner d’argent. Je vais voir s’il reste quelque chose ». Elle s’est rendue dans l’autre pièce. Pour ma part j’ai entassé mes livres et les ai ser­rés contre ma poitrine. Ah ! Il ne faut pas que j’oublie mes crayons : noir, rouge, vert (1) ! J’aime beaucoup ces couleurs. Honnêtement, quand ces couleurs s’assemblent, je revis. Ce ne sont pas seulement des couleurs, mais elles représentent la paix, les sourires, la vie, les rêves, tout ce qui compte pour moi ! Je regardais mes crayons de couleur quand j’ai entendu la voix de ma mère. Elle disait : « J’ai juste cinq afghanis (2). Il n’en reste pas plus » ! Ma mère m’a regardée intensément et je l’ai regardée. Puis je suis revenue à moi-même, j’ai souri et j’ai dit : « Aujourd’hui, il est encore tôt. Je vais marcher et pro­fiter de la fraîcheur matinale. Je reviendrai en bus, d’accord ? Au revoir, maman ».

La fierté de mes parents

Vite j’ai descendu l’escalier et j’ai enfilé mes chaussures. Et puis, soudain, le visage de ma mère m’est revenu. « Il n’en reste pas plus », comme elle avait eu du mal à le dire ! Comme sa voix semblait faible ! C’était comme si c’était très difficile à dire. Oui, c’est difficile ! J’ai pensé à mon père. À ses mains pleines d’ampoules, à son visage de lune rongé par le soleil. Comme il travaille dur ! Il transporte sous le soleil des sacs de ciment et de plâtre jusqu’aux étages supérieurs des im­meubles, ramasse des briques et les fait passer de mains en mains, bêche, pellette, apporte de la terre… Bref, il travaille beaucoup mais il ne gagne pas beaucoup, entre 300 et 350 afghanis par jour (3). C’est toujours cela. Merci mon Dieu. Mais ces jours-ci, ces années-ci, les travaux de construction se sont raréfiés, et on ne sait pas où trouver la même somme. Moi je suis leur espoir, l’espoir de mon père, l’espoir de ma mère. Je leur ai dit que je deviendrai médecin. Je me souviens bien que lorsque j’ai dit cela, ils avaient le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux. Ils m’appellent maintenant « Docteur de papa », « Docteur de maman ».

« Ho la fille, écarte-toi ! » ! J’ai sursauté et j’ai pris une pro­fonde inspiration. J’ai pris conscience que c’était la voix d’un chauffeur. Comment étais-je arrivée là depuis chez moi ? Je n’en avais aucune idée. J’ai regardé ma montre, j’avais mar­ché pendant 40 minutes. Je n’étais pas fatiguée, mais j’avais de la fièvre, peut-être que les pensées qui m’avaient traversé l’esprit m’avaient mise dans cet état. On dit : « Si ta pensée est occupée, même si tu parcours toutes les routes, tu ne te fatigueras pas ! » Je pense que j’ai vécu la même chose.

J’ai fini par arriver en classe. Je me suis assise et ai suivi les leçons de mes professeurs. Leçons de cette journée : for­mule chimique, résolution des matrices, effort, détermina­tion, succès et vie. Ensuite, deux heures et demie plus tard, je suis repartie chez moi avec Maryam, une camarade de classe, une fille travailleuse et courageuse. L’année dernière, elle est venue à Kaboul de la province de Daikundi pour se préparer au concours et a vécu dans un internat. Ses yeux étaient gon­flés. Je lui ai demandé : « Tu as pleuré ou bien tu manques de sommeil ? » Elle m’a répondu : « Je n’ai pas du tout dormi la nuit dernière. J’ai fini le livre d’histoire de douzième année et j’ai aussi résolu des questions de mathématiques ». J’ai dit : « Bravo, je suis sûre que tu auras de bons résultats ». Elle a rétorqué : « Nous deux ensemble ! » Nous avons alors déclaré en chœur : « En route vers la meilleure note au concours !» Nous avons ri, nous étions pleines d’enthousiasme et de rêves et nous nous voyions déjà reçues au concours. Nous avons fait quelques pas et Maryam m’a demandé : « Mes yeux n’ont-ils pas en­laidi ? » J’ai dit : « Si, beaucoup ! » Elle est restée silencieuse, mais j’ai vite précisé que je plaisantais : « Maryam ! Qu’est-ce qui est laid ? Comme c’est beau, des yeux en amande (4) et de longs cils. »

J’ai dit au revoir à Maryam et suis montée dans un bus. J’avais du temps devant moi et j’ai ouvert le livre de physique et j’ai commencé à le lire. Une jeune femme était assise à côté de moi. Elle m’a interrogée : « Étudiez-vous pour le concours d’entrée ? » et j’ai répondu : « Oui, je prépare le concours ». Elle m’a demandé : « Dans quelle faculté voulez-vous aller ?» J’ai dit avec enthousiasme : « La faculté de médecine. J’aime­rais devenir médecin ». Elle m’a souhaité bonne chance et est soudainement devenu silencieuse, a baissé la tête tout en regardant de temps en temps par la fenêtre de la voiture. Je pensais que peut-être elle était triste : peut-être n’avait-elle pas pu passer l’examen d’entrée, ou peut-être n’avait-elle pas pu aller à l’Université après avoir réussi l’examen.

Je suis restée pétrifiée

Il était 21 h 30. Mon téléphone a sonné et j’ai vu que c’était Maryam. J’ai pris la communication, elle avait une voix rauque, cela m’a inquiétée et je lui ai demandé : « Que se passe-t-il Maryam ? Ça va ? » Très en colère, elle m’a dit : « Sais-tu que le gouvernement a annoncé que seuls les garçons pourraient passer l’examen d’entrée ? » J’ai été pétrifiée. « Maryam, peut-être que tu as mal entendu ? Qui te l’a dit ? Comment l’as-tu su ? ». Je l’entendais pleurer et tout en sanglotant elle disait : « A la télévision. C’est la télévision qui l’a annoncé ».

Que dire ? Après avoir entendu cela, mon cœur s’est brisé en mille morceaux. Pourquoi cette nouvelle ?! Qu’en était-il de nos rêves ? Qu’en était-il des efforts de mon père, des attentes de ma mère ? N’étais-je pas le seul espoir de mes parents ?! Comment devais-je leur annoncer la nouvelle ? J’ai une dette à l’égard des mains abîmées de mon père, des nuits sans sommeil de ma mère, de mes livres, de mes cahiers et de mes stylos. J’ai une dette à l’égard du noir, du rouge et du vert.

…. Du temps s’est écoulé et me revoici à nouveau à marcher sur les routes. Comme la présence des filles a diminué ! Les jours ont passé, mais nous n’avons aucune nouvelle au sujet du concours pour les filles.

Deux garçons marchent devant moi. Je les connais. Ils préparaient le concours en même temps que moi, ils ont parcouru ces rues et ces ruelles comme moi. Comme moi ils sont familiers des livres de préparation au concours : physique 1, chimie organique, mathématiques 1, géométrie, mathématiques 2 et toute la trigonométrie sans compter les QCM. J’entends leur voix, ils disent qu’ils ont été admis en médecine. Oh! Ils vont devenir médecins…

Comme toujours, j’ai plongé, plongé dans mon rêve d’être médecin. Je me voyais avec une blouse blanche, le tensiomètre, le thermomètre et des ordonnances en poche.

« Ho la fille, écarte-toi » !

Je suis revenue à moi, c’était le même conducteur ! Je ne sais pas exactement combien de fois j’ai été choquée par ces paroles, mais je ne suis pas surprise. Lui et ses paroles, comme le crime d’être une fille, ne me laisseront pas tranquille.

Mais je crois qu’un jour je porterai une blouse blanche, je rédigerai une ordonnance et on m’appellera « Madame la Docteur ».

 

* L’auteure souhaite être présentée simplement comme “une fille d’Afghanistan”.

_________

1 – Ce sont les couleurs du drapeau afghan avant la prise de pouvoir des talibans (NDLR)

2- Equivalent à 6 centimes d’euros, 60 centimes en pouvoir d’achat. C’est juste le prix du bus. (NDLR)

3- 4 à 5 euros (NDLR)

4- Les membres de l’ethnie hazara ont des yeux en amande. (NDLR)