Cet article est extrait du N°175 des Nouvelles d’Afghanistan.

Suite à la mobilisation d’un certain nombre de personnalités du monde culturel, la France a accordé l’asile à des artistes afghans qui ont pu quitter l’Afghanistan fin août dans les conditions que l’on sait. Nasrollah ALAM* parle des affres du départ et de la perte d’une partie de soi même que représente l’exil. Mais, malgré son immense tristesse, il nous confie que l’art lui permet de ne pas perdre l’espoir.

La nuit était tombée, mais il était possible de reconnaître les gens sous les lampadaires, d’autant plus qu’il s’agissait d’une zone diplomatique et que de tous les côtés la lumière des rues était allumée. Nous étions quelques artistes afghans ou collaborateurs militaires ou civils du gouvernement français rassemblés devant l’ambassade de France et attendions que ses portes s’ouvrent quand soudain l’un d’entre nous a crié : « Ils sont là, ils sont là ! » Il avait raison : les tâlebân étaient parvenus jusqu’à ce point de Kaboul. Un silence terrible a prévalu et j’ai senti fortement de la peur sur les visages de ma femme et de mes autres compagnons. Les tâlebân nous ont rejoints en un clin d’oeil et, alors qu’ils s’approchaient de nous, ils ont armé leurs fusils. Le bruit des armes a suscité une vague de terreur dans le groupe. Les femmes ont commencé à crier et à pleurer. J’avais trois femmes à mes côtés et toutes les trois pleuraient. Elles étaient terrifiées. Dans aucune langue je ne pourrais exprimer la douleur que j’ai endurée à ce moment-là. Pour un homme afghan, rien n’est plus difficile au monde que le fait d’être le seul espoir et le seul soutien d’une femme, sans pouvoir rien faire pour la protéger, sinon lui exprimer de la compassion et lui recommander la patience.


Queue devant une banque à Kaboul pour tenter de retirer un peu d’argent, août 2021.
(Photo DR)

Ce matin-là, j’étais allé travailler comme d’habitude, mais avant d’aller au travail, j’avais décidé d’aller à la banque pour retirer de l’argent. La situation n’était pas normale et il a fallu attendre midi pour obtenir de l’argent. A l’extérieur, il y a eu une fusillade pour disperser les clients qui essayaient d’entrer de force dans la banque. Comme ma connexion téléphonique était coupée à cause de problèmes de réseaux Internet je ne savais pas exactement ce qui se passait à l’extérieur. Mais après la fusillade les responsables de la banque ont rapidement fait partir les femmes employées de la banque. Plus tard, dans l’un des récits relatifs à la fuite du Président, il a été mentionné que c’est ce bruit de coups de feu qui a terrifié le Président. Celui-ci aurait alors deviné que les tâlebân étaient arrivés au palais présidentiel et c’est alors qu’il aurait pris la décision finale de quitter le pays.

Après avoir quitté la banque, j’ai réalisé que la ville n’était pas normale, qu’il n’y avait ni forces militaires ni police de la circulation et que les voitures allaient dans tous les sens. J’ai dit à mon chauffeur d’aller au bureau, mais quand j’ai été sûr que les talibans étaient entrés dans certaines parties de la ville, j’ai décidé de rentrer chez moi. C’est alors, soudain, qu’une peur étrange m’a envahi. Tous mes souvenirs de la vie dans la première période tâlebân et l’horreur de cette période me sont revenus. Ma situation officielle et mon ordinateur de bureau pouvaient mettre ma vie en danger. Je pense que la majorité des gens étaient dans le même sentiment, tout semblait désorganisé. La circulation s’emmêlait, les routes étaient toutes bloquées et les gens avaient l’impression que la terre avait soudainement ouvert la bouche et qu’ils étaient tombés en enfer. Je n’avais pas d’autre choix que de laisser mon ordinateur et d’autres effets personnels dans la voiture et de dire à mon chauffeur que je continuerais à pied. « Quand tu arriveras à te dépêtrer de ce trafic incroyable, ramène mes affaires à la maison. Si je suis en vie donne les moi, sinon remets-les à ma famille. » En fait, j’étais comme quelqu’un qui va à la potence et qui dicte ses dernières volontés.

Nous avons fermé la porte…


Dans l’affolement les Afghans se ruent vers l’aéroport de Kaboul, août 2021. (Photo DR)

Quand je suis arrivé à la maison, nous avons reçu un e-mail nous annonçant que nous devions nous rendre à l’ambassade de France. Nous n’avions pas le temps d’attendre, et rien d’autre ne nous est venu à l’esprit que de quitter le pays. Nous avons fermé la porte, nous avons dit au revoir à nos souvenirs et nous avons pris la direction de l’ambassade de France. Cette nuit-là, nous avons pu finalement entrer dans l’ambassade de France.

Après être restés quelques jours là-bas, certains de ceux qui s’étaient réfugiés à l’ambassade ont été transférés à l’aéroport de Kaboul, mais nous et notre groupe d’artistes qui nous étions réfugiés à l’ambassade nous avons été laissés seuls dans Kaboul, errant autour de l’aéroport de Kaboul pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. Nous luttions entre la mort et la vie. Le bruit continu des fusillades, les pleurs des êtres chers et leurs peurs, peut-être tout cela sera jusqu’à la fin de ma vie le terrible démon de mes nuits. Finalement, après une semaine de luttes épuisantes, nous avons réussi à franchir la porte où ont été tués quelques jours plus tard de nombreux Afghans et des membres des forces américaines et nous avons pu entrer dans l’aéroport de Kaboul avec l’aide de nombreux amis français et quitter l’Afghanistan.

J’ai goûté à l’exil trois fois dans ma vie. D’abord quand j’avais 6 ou 7 ans et que j’ai émigré en Iran. La deuxième fois quand je suis retourné en Afghanistan, ma patrie. Et la troisième fois quand j’ai quitté l’Afghanistan pour la France. A chaque fois j’ai laissé un morceau de mon cœur dans la terre où je vivais. A chaque départ non seulement je devais me construire une nouvelle maison et un nouveau destin avec les mains vides, mais je devais aussi tailler la pierre de mon âme comme un sculpteur afin de faire un nouvel homme, un homme capable de s’adapter à une nouvelle terre, à un nouvel air et à de nouvelles personnes, un homme devant ajouter des valeurs à sa vie et ignorer les valeurs de sa vie passée, un nouvel homme se demandant constamment : « Ce nouveau monde vaut-il toute cette souffrance et tous ces efforts ??? »

Je suis fatigué de ne jamais pouvoir être moi-même

La seule chose dont je me souviens de l’époque où j’avais quatre ans, ce sont les mensonges que j’ai dû raconter aux soldats qui venaient inspecter notre maison le matin et les encouragements que je recevais le soir de ma famille à cause de ces mensonges. Plus tard quand j’ai émigré en Iran, j’ai dû me faire semblable aux Iraniens et dire que je n’étais pas afghan. Là-bas, entre autres crimes, il y avait celui d’être afghan. S’ils vous arrêtaient pour ce crime, vous risquiez de voir des catastrophes qu’aucun meurtrier ne verrait. Et quand je suis retourné en Afghanistan, du point de vue de mon propre peuple, je n’étais pas un véritable Afghan et j’ai dû tout laver de la culture iranienne que j’avais acquise pour être à nouveau un véritable Afghan. Comme c’était difficile ! Finalement j’ai réussi, mais ma réussite est à peine complète que je dois maintenant être à nouveau une autre personne. Je ne sais pas combien d’autres je devrai être et je ne sais pas combien d’autres je peux être à mon âge. Mais je sais que je suis fatigué de tous ces non être, de toutes ces pertes de moi-même. Au cours de ces quarante années, j’ai perdu des membres de ma famille comme les autres Afghans, j’ai perdu le destin favorable que j’aurais pu avoir, j’ai perdu mes biens et ma terre, je n’ai pas eu la paix, mais mon problème dans toutes ces années a été l’art et la culture. L’identité qui pour tous les peuples du monde existe tout simplement, je l’ai toujours poursuivie mais je ne l’ai jamais trouvée. Pour moi la guerre a été une sorte de manque et d’inexistence.

Tout cela m’a conduit à la philosophie et à la poésie, à me retrouver dans le texte et l’image, et cela a été le seul remède aux blessures de toutes ces années de recherche et de non découverte. La guerre avec tous ses maux, m’a conduit vers l’art, pas seulement moi mais toute une génération. Elle a aidé à créer l’art de l’émigration, l’art de l’exil afghan, a suscité des artistes migrants, des artistes qui ont dû trouver un autre sens à la vie et à l’existence. Ils ont eu beaucoup de succès à certains endroits. Et bien que le monde nous oublie, l’art en exil nous sauve de l’oubli.


Aéroport de Kaboul, août 2021.
Exfiltration d’Afghans qui ont eu leur visa de sortie (Photo DR)

Carrefour de guerres ou carrefour de civilisations ?

Concernant l’Afghanistan il y a deux points fondamentaux. Premièrement, les guerres qui y ont eu lieu tout au long de l’histoire n’ont pas eu pour objet l’Afghanistan lui-même. L’intervention de différents pays en Afghanistan a toujours eu pour but de gagner un autre pays ou un avantage extérieur à l’Afghanistan. La multiplicité des intérêts et des acteurs étrangers a fait de l’Afghanistan un carrefour de guerres et chaque fois que ces raisons ont disparu, les gens sont restés avec une terre brûlée et des espoirs perdus.

Le deuxième point fondamental est que, bien que le monde entier connaisse cette terre comme un carrefour de guerres et de problèmes, elle a été aussi tout au long de son histoire un carrefour et une intersection de cultures. Bien qu’elle n’ait pu être un bon terreau pour l’épanouissement d’hommes illustres, elle a été le lieu de naissance de personnes éminentes qui ont changé la science et la culture. Maulana Djalaluddin Balkhi, qui est connu en Occident sous le nom de Roumi, est l’une d’elles. Abu Reyhân Biruni et Abu Ali Sina (Avicenne) sont d’autres étoiles de la science et de la culture sans pareil dans l’histoire de l’humanité et qui appartiennent à notre ciel sombre et ensanglanté.

L’Afghanistan a été vu par le monde occidental à travers les yeux des fauteurs de guerre. On n’a jamais pris en considération ce que ces gens ont fait tout au long de leur histoire pour la science, la culture et l’art. Au cours de ces vingt années le peuple afghan, et en particulier les artistes et les écrivains, ont cherché à apporter comme par le passé leur contribution à la civilisation, à la culture et à l’art autant que les crises et les problèmes le permettaient. Mais malheureusement, le 15 août a mis un point final à toutes ces activités en Afghanistan et les artistes afghans sont allés chacun de leur côté et sont devenus errants. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Un proverbe afghan dit que « dans le ruisseau où l’eau a coulé, l’eau coulera encore ».

L’art nous rend vivants

Je suis venu en France avec un groupe d’artistes et ces artistes travaillent dans divers domaines de l’art, depuis les miniatures et les films jusqu’à l’art moderne. Il peut être surprenant pour beaucoup que dans une société conservatrice comme l’Afghanistan, des artistes aient travaillé également dans le domaine du design de mode et aient réalisé un travail remarquable.

Bien qu’il ait été confronté dans sa vie à de grandes déceptions et de grandes peurs, le travail de l’artiste afghan est de créer de l’espoir, car il a toujours été confronté au sens plénier de la vie qui est défi et lutte. Mieux que beaucoup d’autres il a touché la vie.

L’art a toujours traversé les frontières, et les artistes afghans sont d’une certaine manière familiers avec l’art moderne et avec l’art en France. Ces artistes partagent un langage commun, qui est l’art. Contrairement à d’autres migrants, ces artistes se sont déjà mis au travail, et on peut espérer qu’ils montreront un monde plein de couleurs et de lumière dans des terres ennuagées. L’art est soutenu par les gouvernements du monde entier et ces artistes s’attendent à être soutenus comme leurs homologues français afin qu’ils puissent jouer leur partition de manière complète et appropriée dans l’art du monde.

L’art pour un artiste immigré est à la fois un moyen d’intégration dans une nouvelle société et un moyen de remplir la responsabilité qu’il ressent en tant qu’artiste envers les personnes dont il a été séparé.

Quoi qu’il en soit, nous avons quitté notre pays avec beaucoup de peine et de souffrance, nous avons perdu les espoirs pour lesquels nous nous sommes battus, mais toutes ces luttes ont créé en nous des capacités que nous espérons utiliser à la fois pour participer activement à la société dans laquelle nous vivons, pour que se réalisent les espoirs dont nous avons été privés et enfin pour contribuer à un monde meilleur et plus beau, un monde où il n’y aurait pas de tâleb pour détruire les espoirs de quiconque. Oui, la vie continue. Nous sommes vivants et en train d’aller de l’avant. Aucune obscurité n’est le point final de la vie.

Nasrollah ALAM*

*Né en 1978 dans la province de Farâh, il a étudié la comptabilité et l’économie et est spécialiste en gestion de projets. Auteur de trois recueils de poésies.