Ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin, sous Jacques Chirac, Hubert Védrine a un attachement particulier pour l’Afghanistan. Régis Koetschet s’est entretenu avec lui.
Rubrique « Un thé vert avec » extrait du N°168 des Nouvelles d’Afghanistan.
En plein centre de Paris, dans ses bureaux de travail, je suis assis en face de mon ancien ministre pour évoquer sa relation personnelle avec l’Afghanistan. Je le sens heureux de ce retour sur images comme s’il y voyait l’occasion, quelque part, de rendre à ce pays ce qu’il a reçu avec curiosité et plaisir dans ses années de jeunesse et de formation.
Cette disponibilité accompagnera au demeurant son engagement politique. « Il y a une relation affective, ancienne, presque sentimentale, par certains côtés, entre la France et l’Afghanistan… l’accumulation incroyable de malheurs qui a frappé ce pays suffirait à ce que l’on ait envie de faire quelque chose » dira-t-il le 4 décembre 2001.
L’Afghanistan des vallées et des tchaikhâna envahit avec bonheur ce bureau parisien. Notre thé vert aura le goût puissant de la mémoire.
Un initiateur
Louis Fougère sera celui qui sensibilisera le jeune Hubert à l’Afghanistan. Louis Fougère est le dernier conseiller juridique du Protectorat au Maroc. Le roi Mohamed V apprécie ce haut fonctionnaire rigoureux et généreux et souhaitera le conserver un temps. Louis et son épouse Françoise deviendront des amis proches de Jean et Suzanne Védrine, parents du futur ministre. Le rôle joué par Jean Védrine dans la mise en place de l’indépendance du royaume et celui de Louis Fougère comme juriste forgeront une amitié durable. Quand le roi Zâher Châh demandera à la France un « grand juriste de droit public ayant de surcroît une connaissance du Maroc » comme si les montagnes et les tribus de l’Atlas renvoyaient à celles de l’Hindou Kouch, c’est tout naturellement à Louis Fougère que l’on fera appel. Il sera un contributeur majeur de la constitution de 1964, importante pour les principes de droit et de libertés publiques qu’elle pose. Futur grand conseiller d’État, Louis Fougère et son épouse resteront attachés à l’Afghanistan, entretenant Hubert Védrine de leurs activités de soutien aux étudiants afghans en France.
Des lectures
Hubert Védrine est un grand lecteur. Les livres – on serait tenté de dire tous les livres – constituent son « oxygène » selon ses mots. Adolescent, il se plonge dans les atlas, dévore les récits de voyage, des cimes gravies par Frison Roche à la banquise arpentée par Paul-Émile Victor, un autre ami de la famille. Il lit Lawrence d’Arabie. On connaît sa passion pour les bandes dessinées dont il est devenu un spécialiste (celles de la « ligne claire »). Il ne dédaigne pas les livres d’espionnage et recommande un OSS 117 de Jean Bruce qui se passe quelque part dans les zones tribales pakistanaises, entre « fiers Pathans et ardents Baloutches ». Il s’amuse de l’intelligence documentaire des SAS prolixes sur la zone, de part et d’autre de la Durand line, et se flatte d’avoir reçu Gérard de Villiers à déjeuner au Quai d’Orsay. Beaucoup d’ouvrages sur l’Afghanistan passeront entre ses mains, des analyses d’Olivier Roy aux reportages de Christophe de Ponfilly, et au Petite Planète de Mike Barry, de la poésie aux comptes rendus des humanitaires.
Mais pour l’heure, « les Cavaliers » de Joseph Kessel publiés en 1967, année de ses vingt ans, constituent un véritable « flash ». S’y ajoutent les photographies de Roland et Sabrina Michaud. Plus tard, en 1979, le livre sur « les bazars de Kaboul » d’André Velter et d’Emmanuel Delloye avec les photos de Marie–José Lamothe. Naît l’idée d’un voyage par la route jusqu’à Kaboul. Il sera préparé avec soin par un petit groupe de copains de Bois Colombes. Védrine, qui se rêve alors journaliste, fait un stage au « Monde ». Il obtient de Jean Wetz, longtemps correspondant en Inde d’où il couvrait l’Asie du sud, une lettre de recommandation – en dari – pour le chef de cabinet du roi. Ça pourra toujours servir.
Un voyage fondateur
Une Ford pour Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach, une Fiat Topolino pour Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, ce sera une Opel Kapitan d’occasion pour Hubert Védrine et ses amis qui enrôlent, au passage du camping de Téhéran, une auto-stoppeuse suédoise. En cet été 1969, ils vont sillonner l’Afghanistan, d’Hérat à Kaboul, en passant par Kandahar et Ghazni « qui fait penser à Lhassa ». Puis, ce sera Bâmyân et le Sâlang vers Mazâr-e Charif, et ensuite les abords de la Khyber Pass. « J’ai adoré ce pays, dit aujourd’hui Hubert Védrine, ses montagnes, ses populations ; j’y retrouvais quelques réminiscences de mon cher Maroc ». Le voyage est exténuant mais la beauté des paysages pousse à aller toujours plus loin. Un moment d’émotion quand, près de Kandahar, l’Opel bute sur un barrage mi-sécurité mi-rançonneurs. On sort la lettre du correspondant du « Monde ». Contre toute attente, elle fait de l’effet. Un ou deux coups de téléphone et tout se termine autour d’un palao.
La fin des vacances approche. Vendre l’auto et rentrer par avion via Moscou éviterait le long trajet de retour. Nos amis se postent sur une grande place de Kaboul. Quelques acheteurs se présentent mais « l’affaire ne sera pas conclue ». Le retour tient un peu de la retraite de Russie : les finances sont à sec, les voyageurs dorment à côté du véhicule, enroulés dans des poustines en peau de mouton et des manteaux brodés afghans ; ils sont mis en quarantaine à l’entrée en Iran pour cause d’épidémie de choléra. À Dubrovnik, la Kapitan finit par rendre l’âme en prenant feu.
Un demi-siècle plus tard, Hubert Védrine n’a rien oublié et prend un évident plaisir à se remémorer ce périple « plus riche et formateur que des dizaines de voyages ministériels ».
Les années Mitterrand
Conseiller du président Mitterrand puis secrétaire général de l’Élysée de 1981 à 1995, Hubert Védrine suit toutes les évolutions que connaît l’Afghanistan des années 80 et 90. Mais il le voit moins comme un objet en propre de géopolitique que comme le flanc sud de l’Union soviétique et, sous l’impulsion de Gorbatchev « désireux fortement de se dégager », un champ d’une diplomatie post-soviétique. La France a une bonne connaissance de l’Afghanistan, des Français notamment dans le monde humanitaire y sont impliqués, « cela ne suffit sans doute pas pour faire une politique mais on les encourageait et on s’efforçait d’en tirer quelque chose sur le plan diplomatique ».
Le ministre, Massoud, Zâher Châh et Kârzai
Hubert Védrine est nommé ministre des Affaires étrangères en juin 1997.
Au printemps 2001, Ahmad Châh Massoud est invité en France par Nicole Fontaine, présidente duParlement européen. Cette visite fait bien sûr l’objet de consultations entre l’Élysée, Matignon et le Quai d’Orsay. Le choix se porte tout naturellement sur Hubert Védrine en sa qualité de ministre des Affaires étrangères pour recevoir l’illustre commandant, « vice-président du gouvernement légal de l’Afghanistan et principal leader de la résistance armée au régime des Tâlebân » pour reprendre la formule du porteparole du Quai d’Orsay. L’entretien aura lieu autour d’un petit déjeuner. Hubert Védrine est accompagné de Charles Josselin (1), Massoud notamment d’Abdullah Abdullah. « Un message de sympathie est marqué pour le peuple afghan dont les épreuves se prolongent depuis tant d’années et d’admiration pour son courageux combat » selon le porte-parole. Hors compte rendu, Massoud demande une implication plus grande de nos services. « Vous ne vous rendez pas compte de la menace que les Tâlebân font peser sur l’Occident en général ! »
Il avait raison. Vingt ans plus tard, Védrine retient de cette rencontre une « émotion ». Sans doute son parcours ne devait-il pas être lu « en noir et blanc, c’était d’abord un combattant ». Mais cet entretien reste ardent dans la mémoire du ministre ; « il n’aurait pas eu lieu, je le vivrais avec remords ». Interviennent les attaques du 11 septembre puis les représailles américaines et le lancement du processus politique à Bonn. La France y adhère sans être totalement convaincue. « Mais tout était mieux qu’avant et devait être encouragé ».
À l’automne, le 15 octobre 2001, Renato Ruggiero, ministre italien des Affaires étrangères, invite son homologue français à venir à Rome sonder le roi Zâher Châh sur un « retour en politique ». Le souverain, qui s’exprime en français, est sensible à cette démarche de deux pays amis avec lesquels il entretient des relations particulières. Mais il estime que Kârzai est sur orbite et se sent lui-même fatigué (2). Il aspire à rentrer à Kaboul mais sans y exercer de fonctions particulières.
Le 24 mars 2002, Hubert Védrine muni des instructions du président Chirac – que la France soit présente en Afghanistan, que cela se voie, mais sans s’impliquer dans les affaires intérieures – se rend à Kaboul. Il y est accueilli par son homologue Abdullah Abdullah, rencontre Qanooni, ministre de l’Intérieur, visite l’hôpital et les lycées Esteqlâl et Malâlai. Enfin, il déjeune avec Hâmed Kârzai. Il fait valoir auprès de lui « la vraie passion » qui existe en France pour son pays, devant se traduire « par un engagement pour la construction d’un Afghanistan nouveau ». Karzai se réjouit de cette reprise de la relation d’amitié. Il offre un tchapan (3) à son visiteur.
Outre ces rencontres, Hubert Védrine fait commander à Bernard-Henry Lévy, fin 2001, son fameux « Rapport au Président de la République et au Premier ministre sur la contribution de la France à la reconstruction de l’Afghanistan ». On en retiendra bien sûr l’appel à découvrir le grand Bouddha couché de Bâmyân mais l’objectif, au demeurant atteint, fait valoir aujourd’hui l’ancien ministre, était aussi d’irriguer les réseaux d’influence en faveur de la relation franco-afghane. Le chef de la diplomatie française veille par ailleurs à mettre l’Afghanistan au menu de ses entretiens dans la région. À Téhéran, l’approche était très « real politik », se souvient-il.
La France entend se montrer disponible et « être utile ». Elle s’attache à « enclencher des coopérations », consciente néanmoins de certaines fragilités. Comme l’écrira Hubert Védrine en 2011 (« un pic de tension spectaculaire dans un monde déjà en mutation ») « Répliquer en Afghanistan, abattre le régime tâleb qui avait abrité al-Qaïda était justifié et indispensable ; prétendre créer, de l’extérieur, un Afghanistan moderne était illusoire ».
Hubert Védrine quitte le Quai d’Orsay en avril 2002 après l’échec de Lionel Jospin à l’élection présidentielle.
Son intérêt pour l’Afghanistan reste intact. Il espère pouvoir à nouveau s’y rendre. Les contraintes de sécurité qui s’attachent à un tel déplacement ne lui ont pas permis pour le moment de renouveler l’équipée de 1969.
Avec son fils Laurent, cinéaste documentariste, lui aussi passionné d’Afghanistan (il a failli faire partie de l’aventure des Nouvelles de Kaboul (4)), Hubert Védrine vient d’écrire une « biographie non autorisée » d’Olrik le fameux (très) « méchant » de Blake et Mortimer. On y apprend que le cruel colonel a un faible pour les beautés évanescentes d’Asie centrale et qu’il a été initié par le maître Georges Gurdjieff, celui-là même que l’éveil aurait saisi en Afghanistan à la fréquentation d’un derviche sarmouni comme il le raconte dans « Rencontre avec des hommes remarquables ».
Bref, l’Afghanistan, à mi-chemin de la base secrète d’Ormouz du Secret de l’espadon et du royaume himalayen du docteur Sato ne saurait être très loin.
Hubert Védrine m’a dédicacé un exemplaire de cette « malicieuse enquête », convenant qu’il lui manque « faute de preuves » un épisode afghan. Un appel est donc lancé aux lecteurs des Nouvelles d’Afghanistan susceptibles d’avoir connaissance de tout élément de preuve sur de perfides connections afghanes d’Olrik. Le journal transmettra.
Notes:
1- Alors ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie.
2- Il est alors âgé de 87 ans.
3- Manteau traditionnel d’Asie centrale, parfois en soie, popularisé par Hâmed Kârzaï.
4- Les Nouvelles de Kaboul est un mensuel afghan d’information générale créé en 2002 à l’initiative de Bernard-Henri Lévy. Il paraîtra jusqu’en 2006.
Cet article est extrait du N°168 des Nouvelles d’Afghanistan.
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