Un article de Hashem SHAFAQ* , extrait du N°169 des Nouvelles d’Afghanistan
Hashem Shafaq, qui vit à Kaboul, raconte de manière saisissante le vécu des Kaboulis en ces temps de pandémie. A l’heure où nous terminons ce numéro, le Covid-19 continue de s’étendre sans qu’on puisse savoir l’étendue de ses ravages. Et les écoles, fermées depuis mars, devraient le rester jusqu’au 1er septembre. A la catastrophe sanitaire et à la catastrophe économique probable, viendront s’ajouter des conséquences graves pour l’éducation.
Début de la pandémie
C’est vers le milieu du mois de février que le danger de l’épidémie s’est fait sentir à Kaboul. Dans les milieux de travail et parmi ceux qui ont accès aux réseaux sociaux comme Facebook, Twitter etc., on a commencé à parler du coronavirus sérieusement. Toutefois, très peu de personnes hésitaient à se serrer la main ou à se prendre dans les bras comme c’est la coutume chez les Afghans lorsqu’ils croisent un ami ou un collègue. C’est pendant ces jours-là que la première personne atteinte du virus a été détectée à Hérat, ville située près de la frontière avec l’Iran. Les télévisions ont annoncé la nouvelle sans encore inviter les citoyens à être attentifs ou à prendre des mesures afin de prévenir la propagation du coronavirus. Cependant, les ambassades et les établissements étrangers se sont mis à imposer des mesures telles que tester la température des employés à l’entrée, interdire de se serrer les mains, se laver plusieurs fois les mains durant la journée de travail et utiliser le gel hydroalcoolique. Au milieu du mois de mars, le nombre de personnes atteintes est passée à quatre ou cinq personnes, et cela encore dans la ville d’Hérat. Les télévisions ont alors commencé à lancer des campagnes afin d’avertir les citoyens du danger qui les menaçait.
Les écoles s’apprêtaient à ouvrir pour la rentrée qui devait avoir lieu le 22 mars et les Kaboulis se préparaient pour la fête de Naorouz (Nouvel An) qui se déroule chaque année le 20 ou le 21 mars. Mais à la fin de la deuxième semaine de mars, le ministère de l’Éducation nationale a annoncé le report de la rentrée et le gouvernement a changé l’horaire de travail des fonctionnaires. Ainsi, tous les fonctionnaires devaient se présenter au travail le matin et quitter leur bureau à 13h. Une semaine plus tard, les employés sauf ceux de quelques ministères comme le ministère de la Défense, le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Santé, ont reçu l’ordre de ne plus se rendre au travail jusqu’à nouvel ordre.
Dans une telle situation, le retour en masse des migrants afghans de l’Iran, un des pays les plus touchés par la pandémie, a fait augmenter le nombre des personnes atteintes à Hérat. Il est important de mentionner que durant les mois de mars et avril plus de 300 000 migrants afghans sont rentrés d’Iran en Afghanistan. Les vecteurs principaux du virus se trouvaient parmi ces migrants. Ils l’avaient contracté lorsqu’ils étaient encore en Iran.
La ruée sur les marchés
Le confinement annoncé, les gens ont couru vers les marchés afin d’acheter les produits nécessaires pour vivre quelques mois. Les vendeurs, vu la détresse des citoyens, ont augmenté le prix des produits, surtout celui de la nourriture. Par exemple, un sac de 50 kilogrammes de farine valant 1600 afghanis (19 euros) était vendu 2800 afghanis (34 euros). Malgré cette augmentation, les Kaboulis ont vidé les marchés. Quelques jours plus tard, les prix ont baissé, car beaucoup de cargos chargés d’aliments sont arrivés des pays d’Asie centrale et d’Iran. Malgré cela, actuellement les prix des aliments sont légèrement plus élevés qu’avant la période de confinement.
Aide aux citoyens ayant perdu leur emploi
Les employés des établissements étrangers et les fonctionnaires ont conservé leur emploi durant le confinement alors que les travailleurs autonomes comme les vendeurs de rue, les travailleurs ayant des chariots à main pour transporter des courses, les propriétaires des boutiques et des magasins se sont retrouvés sans revenu. Certains d’entre eux comme les propriétaires de magasins sont capables de subvenir à leurs besoins, mais les petits boutiquiers et les travailleurs qui transportent des courses n’ont plus aucun moyen pour gagner leur vie. En ville, on voit des centaines de ces travailleurs errer sur les trottoirs. Certains d’entre eux s’endorment dans leurs chariots au bord de la rue attendant qu’une personne bienveillante se présente devant eux et leur offre quelques afghanis comme charité. Très peu d’entre eux rentrent à la maison avec quelques pains ou quelques afghanis.
Le gouvernement afghan, ayant constaté cette misère, a pris des premières mesures au mois d’avril en distribuant deux kilogrammes de blé à un certain nombre de familles en difficulté financière, par l’intermédiaire des imams des mosquées. Mais ces familles n’ont pas su quoi faire avec ces deux kilogrammes de blé. Les habitants de Kaboul ont trouvé cette mesure outrageante et ont commencé à la critiquer et à la ridiculiser sur les réseaux sociaux. Ceux qui avaient reçu cette aide disaient qu’ils ne savaient pas quoi faire de ce blé : de la soupe de blé ? Ou bien devraient-ils chercher un moulin pour le transformer en farine ?
Ayant entendu l’indignation des Kaboulis, le représentant du gouvernement a annoncé que c’était seulement un “test” pour voir si les aides arriveraient à leurs destinations. Ensuite, le gouvernement a distribué des sacs de farine dans certains quartiers. Vers la troisième semaine d’avril, le gouvernement a décidé de ne plus distribuer de farine directement aux familles, mais aux boulangeries. Ainsi, les boulangeries pourraient distribuer du pain aux démunis qui s’y présenteraient avec une carte reçue du gouvernement. Cette solution s’est avérée meilleure que la distribution de blé ou de farine. Cependant, le nombre de démunis qui ne reçoivent pas cette aide est énorme, car le gouvernement n’a pas de base de données exacte pour identifier les citoyens et leurs revenus annuels ou mensuels, ce qui fait que beaucoup de familles dans le besoin ne sont pas dans la liste.
Le mois d’avril a été très dur pour ceux qui n’ont pas de revenu fixe. Dans les rues, il y avait moins de passants, mais l’on voyait beaucoup de mendiants, femmes et hommes. Certains d’entre eux n’avaient pas l’allure ni l’habit de vrais mendiants. Cela signifie que dès les premières semaines du confinement, n’ayant pas trouvé d’emploi, des travailleurs journaliers ont commencé à mendier pour trouver de quoi nourrir leurs enfants.
Respect du confinement
Malgré l’appel du gouvernement à un confinement total, beaucoup de Kaboulis ne l’ont pas respecté. Ils prenaient la fermeture des institutions et des établissements pour des vacances imposées et payées. Ils se rendaient à Qargha (site de pique-nique près de Kaboul) ou sur les collines de Kaboul pour s’amuser. Ainsi, jusqu’au 15 avril, les collines et les sites de pique-nique étaient remplis d’hommes qui n’allaient pas au bureau et d’enfants qui n’allaient pas à l’école. Aussi, le 15 avril, le gouvernement a pris des mesures drastiques pour faire respecter le confinement. La police a fermé les ronds-points et ne laissait passer que les véhicules dont les chauffeurs allaient chercher de la nourriture ou se rendaient dans un hôpital. Cette interdiction a été relativement respectée pendant quelques jours, mais, à l’arrivée du Ramadan, le 23 avril, tout a changé. La police a ouvert les ronds-points aux véhicules ; la circulation a augmenté sur les routes comme s’il n’y avait plus de confinement, mais les magasins sont restés fermés.
La raison pour laquelle la majorité des personnes ne respectent pas l’ordre de confinement est d’une part leur indifférence à l’égard des dangers (à cause de quarante ans de guerre) et d’autre part le besoin de sortir pour gagner sa vie. A cela s’ajoute la croyance que Dieu protège les musulmans et que, tant que Dieu protège, personne ne mourra. Dans le renforcement de cette croyance, les imams des mosquées ont joué un grand rôle. Ils ont continué à inviter les gens à se rendre dans les mosquées, même après que le gouvernement eut demandé la fermeture des mosquées pendant le confinement. Dans certaines provinces comme Takhâr et Hérat, la population a fait la prière dans la rue devant les mosquées lorsqu’elles ont été fermées. L’imam qui insiste le plus sur la présence des citoyens dans les prières et les rassemblements religieux est Molla Modjiburrahman Ansari, habitant de Hérat. C’est une nouvelle figure religieuse qui prêche la même charia que celle des Tâlebân. Il a même parfois appliqué la charia à Hérat en punissant les citoyens qui n’avaient pas respecté les ordres religieux. Étant l’ami du gouverneur d’Hérat, il s’autorise à jouer le rôle de la police religieuse. Durant le confinement, Molla Ansari a déclaré aux citoyens d’Hérat que le coronavirus ne menacerait personne et que Dieu serait avec nous. Ainsi, il rassemble chaque vendredi des centaines d’hommes en plein air pour faire la prière commune. Il utilise en même temps ces rassemblements pour diffuser ses idées politiques et inviter les gens à soutenir l’application de la charia.
Les tests et les soins aux malades du coronavirus
Du début de la pandémie jusqu’à mi-mai, il y avait un seul hôpital qui avait les moyens nécessaires au diagnostic du coronavirus : l’hôpital Afghan-Japon. Bien que cet hôpital ait été la seule référence à Kaboul pour la pandémie, il ne disposait pas d’assez de matériel, de médecins et d’infirmières. Selon les patients hospitalisés, les chambres et les lits dans cet hôpital sont sales et le service est inefficace. La majorité des patients du Covid-19 préféraient s’isoler dans leur propre maison plutôt que dans cet hôpital. Ceux qui voulaient se faire diagnostiquer faisaient la queue devant cet hôpital pendant des heures, mais, en fin de compte, les médecins refusaient de faire un diagnostic tant que le patient n’avait pas tous les symptômes du Covid-19, car l’hôpital dispose de très peu de matériel de diagnostic. La condition dans cet hôpital n’a pas changé ces derniers temps, mais récemment, le gouvernement afghan a désigné plusieurs hôpitaux dans différents quartiers de Kaboul afin que les patients s’y rendent pour faire un diagnostic de coronavirus. Dans les quartiers où il n’y a pas d’hôpital, l’école du quartier sert de point de test. Une fois les tests effectués, les prélèvements sont envoyés à l’hôpital Afghan-Japon et à la Clinique centrale située au centre-ville pour le diagnostic. Ces deux établissements sont les seuls à pouvoir dire aux patients s’ils sont atteints ou non.
Dans une telle situation, la chose qui a blessé le plus les habitants de Kaboul et ceux des provinces est que les « commandants »1 et les autorités du gouvernement utilisent une grande partie du matériel de diagnostic pour leur famille. À la télévision et dans les réseaux sociaux on parle des “tests plaisir” : quand la famille du commandant s’ennuie à la maison, elle se rend à l’hôpital et se fait diagnostiquer. Ils se sont même approprié les machines d’oxygénation afin de les utiliser à la maison au cas où un des membres de leur famille serait atteint par le virus. Selon le directeur de l’hôpital Afghan- Japon, très peu de personnes autres que les proches des commandants et des autorités ont eu la possibilité de se faire diagnostiquer. Toute cette indifférence et ces négligences de la part du gouvernement donnent aux Afghans l’impression d’être sans défense face à la pandémie.
Une question que les Kaboulis se posent
« Pourquoi la pandémie n’a-t-elle pas fait autant de ravages en Afghanistan qu’en Chine, en Italie, en France, aux États- Unis, en Angleterre, en Turquie et en Iran, surtout quand on pense que ce dernier pays est dans le voisinage de l’Afghanistan ? »
Les religieux les plus traditionnels ou fanatiques disaient que ce virus n’est que la colère de Dieu qui est sur les mécréants et les mauvais musulmans et qu’il ne tuait pas les Afghans. D’autres personnes, faisant appel à leur réflexion, pensaient que, comme les Afghans ne vivent pas dans un environnement propre, la majorité d’entre eux auraient développé une résistance contre tous les virus, et donc contre le coronavirus. D’autres encore pensaient que le virus aurait déjà tué des milliers de personnes à Kaboul et dans les provinces, mais que comme les Afghans n’ont pas accès au dépistage régulier, les proches des décédés ne savent pas qu’ils sont morts du Covid-19.
En outre, il a été déconseillé d’organiser des cérémonies et la prière d’enterrement pour ceux qui ont péri à cause du coronavirus et de les laver avant l’enterrement (comme c’est la coutume chez les Afghans), car lors des rassemblements et du lavage des cadavres certaines personnes présentes pourraient contracter le virus. Comme, pour les Afghans, il est hors de question d’enterrer leurs proches sans laver le corps.
La propagation du virus après la fin du Ramadan
En dépit des avertissements du gouvernement, les Kaboulis ont fréquenté leurs proches durant l’Eid (fête de fin du Ramadan du 23 au 25 mai). La forte propagation du virus s’est fait sentir seulement cinq jours après la fin de la célébration de la fête. Le nombre des personnes atteintes et celui des décès a augmenté ; le nombre de décès à cause du coronavirus enregistré par le ministère de la Santé montre une hausse. De plus, sur les réseaux sociaux, surtout sur Facebook, de nombreux utilisateurs annoncent la mort de leurs proches. Bien que la cause de tous ces décès ne soit pas connue de manière claire, les Kaboulis soupçonnent que cela a un lien avec le Covid-19. Selon le gouverneur de Kaboul, plus d’un million de personnes seraient atteintes même si le chiffre enregistré par le ministère de la Santé n’est que de vingt-deux mille.
Escroquerie au faux vaccin
Alors que le nombre de personnes atteintes augmentait, un certain Hakim Alokozaï se disant médecin traditionnel et ayant un cabinet près de l’Université de Polytechnique de Kaboul, a annoncé sur les réseaux sociaux qu’il avait créé le vaccin du Covid-19. La foule s’est précipitée vers son bureau. Les gens, avec des bouteilles ou des tasses en plastic à la main, attendaient leur tour pour récupérer deux ou trois gouttes (selon la demande) de ce « vaccin », les avaler tout de suite ou bien les emmener à la maison si un des membres de leur famille était malade. Comme les composants et les effets de ce liquide n’étaient pas connus, le gouvernement a donné l’ordre de fermer le cabinet d’Hakim Alokozai jusqu’à nouvel ordre, et le ministère de la Santé a demandé à son propre laboratoire de faire une analyse des composants de ce « médicament ». Quelques jours plus tard, avant que le ministère de la Santé publie le résultat de l’analyse, le gouvernement a annoncé qu’Hakim Alokozai, le médecin traditionnel, pouvait rouvrir son cabinet. Personne n’a compris la raison de cette décision. Les gens disaient que deux députés du Parlement avaient obtenu l’autorisation de l’ouverture pour lui. La foule désespérée s’est rassemblée de nouveau devant son cabinet pour récupérer des gouttes.
Le porte-parole du ministère de la Santé a dit aux médias que le « médicament » d’Hakim était non seulement inefficace, mais plutôt addictif, car parmi ses composants il y avait de l’opium et de la morphine. Selon certaines personnes qui ont pris ces gouttes, elles étourdissaient le patient pour deux jours, mais ne le guérissaient pas. En conséquence le gouvernement a donné l’ordre de fermeture du cabinet et d’arrestation d’Hakim Alokozai le 9 juin 2020.
Kaboul vit actuellement comme s’il n’y avait pas de confinement. Les routes sont engorgées de voitures et les Kaboulis se promènent dans les rues avec des masques ou sans masque. Les plus attentifs ne sortent pas de chez eux ou ils en sortent moins. Après l’Eid, le gouvernement n’a pris aucune mesure drastique pour empêcher la circulation. Ainsi le nombre de personnes atteintes enregistrées par le ministère de la Santé a atteint le 1 juin 22 890 (19 138 personnes sous traitement, 3 326 personnes guéries et 426 morts) pour l’ensemble du pays, dont 9140 pour Kaboul. Mais, comme nous l’avons vu, ce chiffre n’est pas exact, car la majorité des patients ne se rendent pas dans les hôpitaux et préfèrent s’isoler chez eux.
A Kaboul, le 12 juin 2020
*Hashem Shafaq est titulaire d’un master en Sciences du Langage, Responsable de la coopération pour le français en Afghanistan
Cet article est extrait du N°169 des Nouvelles d’Afghanistan.
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