Un article de Shahir Zahine*, extrait du N°170 des Nouvelles d’Afghanistan

Le forcing de D. Trump avant l’élection américaine a permis la rencontre à Doha de représentants des tâlebân et du gouvernement afghan. Pour Shahir Zahine ces pourparlers font penser à la parabole de la pièce obscure racontée par Djalaluddin Roumi. Au milieu de la pièce il y a un éléphant que personne ne voit. Chacun pourtant peut en toucher un membre et s’en faire une idée. Au milieu de la pièce, est-ce la paix qui est cachée ? Ou quelque monstre à venir ?

Libération de prisonniers tâlebân. (photo DR)

Les accords de paix signés à Doha (Qatar) (1) le 29 février 2020 entre le représentant du mouvement des tâlebân, Mullah Abdul Ghani Baradar, et M. Zalmai Khalilzad, l’envoyé spécial de Donald Trump, a finalement abouti, le samedi 12 sep­tembre, au dialogue direct entre les représentants du gou­vernement afghan et une délégation des tâlebân. Il aura fallu près de six mois de palabres en tout genre entre les gens du gouvernement, la société civile, les voisins de l’Afghanistan, les pays forts et les pays faibles pour forcer les deux côtés à s’asseoir à Doha et à commencer à discuter sur la possibilité d’arriver à une paix durable en Afghanistan.

La Loya Djirga Consultative (7-9 août)

Les accords signés à Doha prévoyaient, entre autres précon­ditions pour des discussions directes entre les tâlebân et des représentants du gouvernement afghan, que les prisonniers des deux côtés (5000 tâlebân détenus par le gouvernement et 1000 prisonniers chez les tâlebân) soient libérés. Le Pré­sident Achraf Ghani a libéré en plusieurs fois un total de 4600 prisonniers et les tâlebân ont libéré leurs 1000 prisonniers.

Il restait 400 prisonniers qui étaient impliqués directement dans des attentats (contre les Américains, leurs alliés de l’OTAN ou le gouvernement afghan) et que le Président Ghani refusait de libérer.

A la suite de pressions américaines (2) pour que Ghani libère le restant des prisonniers afin que le dialogue inter-afghan commence et que le Président Trump ait une autre victoire diplomatique avant les prochaines élections aux Etats Unis, le Président Ghani a décidé de se dédouaner de cette respon­sabilité et l’a confiée à une Loya Djirga (Grande assemblée traditionnelle).

Loya Djirga consultative d’août 2020. (Photo DR)

Malgré les risques sanitaires et sécuritaires plus de 3000 représentants de toutes les provinces de l’Afghanistan ont participé à cette Djirga, en majeure partie des gens proches du gouvernement. Le délai étant relativement court, celui-ci a décidé de la convoquer à partir des listes de la Loya Djirga pour la paix réunie en avril 2019 (3). La réunion s’est déroulée sans problème majeur et les Afghans, qui sont tous fatigués de quatre décennies de guerre et d’insécurité, ont donné leur accord à la libération des 400 derniers prisonniers tâle­bân de manière à permettre le démarrage du dialogue inter-afghan de Doha. Le seul incident notable a été la banderole que Madame Belqis Roshan, membre du Parlement et ap­partenant au mouvement révolutionnaire féministe RAWA (4), a brandie avec écrit : [ne versons] pas de tribut aux tâlebân. Elle a été molestée par des femmes appartenant aux services de sécurité et une femme du ministère de la paix l’a poussée à terre. A part cet incident, l’ambiance de cette Djirga a été dans l’ensemble paisible, tout le monde souhaitant autoriser le gouvernement à libérer le dernier lot de prisonniers.

A Doha, méfiance ?

Une fois les 400 prisonniers tâlebân libérés, le gouverne­ment afghan a commencé, avec l’ambassade qatari à Kaboul, à organiser la logistique du voyage pour Doha. Le vendredi 11 septembre, la délégation (composée de membres du gou­vernement, de dignitaires politiques ou de leur fils (les fils du Général Dostum et d’Ata Mohammad Noor), de repré­sentants des partis de la résistance et du PDPA, de femmes du parlement, de la société civile, de chiites et d’un ismaé­lien, bref délégation bien élargie) qui devait s’asseoir face à la délégation tâleb est partie de Kaboul pour Doha, sous la conduite du Dr. Abdullah Abdullah, représentant plénipoten­tiaire d’Achraf Ghani pour la paix et les négociations avec les tâlebân, ainsi que du Ministre des Affaires étrangères, Hanif Atmar. Le lendemain matin, la réunion a officiellement com­mencé à partir d’un agenda préalablement convenu entre les deux partis. Le premier discours officiel était de Sheikh Al-Thani, Premier Ministre Adjoint et Ministre des Affaires Étrangères du Qatar, suivi par Abullah Abdullah, puis Mullah Baradar et Mike Pompeo. La réunion s’est poursuivie par une série de discours virtuels des représentants des pays plus ou moins amis de l’Afghanistan ; en plus de l’OTAN et des Nations Unies, quelques Européens (Norvège, Allemagne, Espagne, Finlande, Royaume Uni, mais pas la France), les voi­sins du pays (sauf le Tadjikistan), l’Indonésie, La Turquie et l’Inde. Le Pakistan a beaucoup essayé d’empêcher l’Inde de participer. L’ancien patron de l’ISI (services secrets pakista­nais), M. Assad Durani, a joué les saboteurs en écrivant un article dérangeant (5) que les Indiens ont ignoré en faisant un discours par la voix de leur Ministre des Affaires Extérieures (6).

S’agissant de la première réunion de dialogue inter-afghan, l’ambiance était guindée, officielle, crispée et on pouvait presque sentir la méfiance qui régnait entre les deux côtés. Il faut se rappeler que beaucoup de délégués dans les deux camps ne croient pas encore réellement à un accord de paix. A commencer par Achraf Ghani qui voudrait certes un transfert paisible du pouvoir, mais à la fin de son mandat actuel. Son adjoint M. Saleh appartient à un groupe qui s’est battu contre les tâlebân. Une fois membre du gouvernement il a dirigé les services de renseignement qui ont combattu, emprisonné, torturé et tué des milliers de tâlebân. Il y a aussi les minorités ethniques et parmi elles particulièrement les Hazâras et les chiites qui n’ont pas un souvenir glorieux du dernier gouvernement tâlebân à Kaboul. Et puis il y a les femmes qui sont aujourd’hui présentes à tous les niveaux du pouvoir, à commencer par 25% des députés…

Séance inaugurale des pourparlers de Doha, le 12 septembre 2020 (Photo DR)

Les tâlebân de leur côté savent très bien qu’en signant ces accords avec les Américains, ils se sont acculés à des compro­mis et des décisions qui peuvent leur coûter leur cohérence et une partie de leur base. Ils savent qu’entrer au gouverne­ment leur demandera des cadres et des techniciens qu’ils ne possèdent pas, qu’il faudra embaucher dans des rangs qu’ils ne contrôlent pas et faire avec les femmes présentes à tous les échelons du pouvoir.

Donc tout ne porte pas à croire que tout le monde est beau et gentil… Il faut dans les deux camps, et surtout autour, de vraies forces de dissuasion pour contrecarrer les sabo­teurs et pour essayer de trouver des compromis…

Après le jour inaugural, un petit comité a été constitué par les représentants des deux parties qui travaillent sur les aspects pratiques des futurs accords ou désaccords. Parmi les points qui ont filtré tandis que j’écris ces lignes, il y a un désaccord majeur au sujet de la charia qui doit être prise en considération pour les discussions : le rite hanafite des sun­nites ou le rite djafarite des chiites ; les tâlebân veulent que tout soit sous l’égide hanafite tandis que les représentants du gouvernement veulent préserver la cohérence nationale en respectant les deux rites. Il y a aussi une demande insistante des Afghans, relayée par le gouvernement, qu’un cessez-le-feu durable soit signé en premier lieu pour ébaucher un chemin vers la confiance qui est le principal ingrédient pour arriver à des accords de paix durables.

Ne parlons pas des points ridicules de discussion comme le maquillage des hôtesses de Kam Air jugé excessif par cer­tains…

Les Afghans de la rue pour leur part veulent que leurs enfants aillent paisiblement à l’école, qu’eux-mêmes puissent voyager en paix sans être dépouillés de leurs biens, ils veulent être heureux et prospères… bref tout ce que les gens de la rue espèrent dans n’importe quel pays du monde. Mais mal­heureusement les Afghans sont tellement divisés, éparpillés, acculés et fragmentés que même pour des décisions qui se­raient de bons sens, ils ont besoin d’arbitres et de sponsors pour trouver le bon chemin.

Shahir Zahine*

*Shahir Zahine est responsable d’organes afghans de presse.

(1) Les Nouvelles d’Afghanistan, n° 168 Mars 2020.

(2) https://www.theguardian.com/world/2020/aug/09/afghanistan-agrees-to-free-400-hardcore-talibanprisoners?ref=hvper.com  

(3) https://www.rferl.org/a/afghanistan-opens-loya-jirga-grand-assembly-to-discuss-peace-talks/29909992.html  

(4) https://tribunemag.co.uk/2020/04/afghanistans-revolutionary-women/   

(5) https://www.pakistantoday.com.pk/2020/09/01/former-spy-chief-sees-no-saudi-role-in-pakistan-afghan-endgame/   

(6)  https://www.hindustantimes.com/india-news/india-sheds-reluc­tance-in-engaging-taliban-at-the-doha-intraafghan-talks/story-JjalNUPrIR­qqnZLo5bcbAO.html


Sondage d’opinion

Une enquête a été menée fin août par la Heart of Asia Society (1) auprès de 4 912 Afghans, au cours de conversations téléphoniques à travers le pays, dans le but de connaître leurs souhaits au sujet des négociations de paix de Doha. Les personnes interrogées relevaient de toutes les provinces, à l’exception des provinces du Nouristan, de Zâboul et d’Ourouzgân. Le panel a été de 20 % de femmes et 80 % d’hommes, car ce sont plus souvent des hommes que des femmes qui ont décroché, même si les sondeurs ont essayé de diminuer ce biais.

Les personnes interrogées ont été invitées à dresser la liste de leurs trois principales priorités pour les négociations de paix intra-afghanes. 79 % des répondants ont cité la paix/sécurité, 28 % des questions relatives aux droits de l’homme, 21 % le développement économique, 19 % les droits des femmes, 9 % la liberté d’expression et les droits des jeunes, 7 % l’État de droit et 7 % l’éducation.

Ensuite, les personnes ont été invitées à indiquer le système de gouver­nance qu’elles préfèreraient voir institué à l’issue des négociations : Un émirat islamique, une république islamique ou un mélange des deux. 75 % ont déclaré préférer un système de république islamique, 7 % un émirat, 6 % un mélange des deux, tandis que 11 % n’ont exprimé aucune préférence. L’analyse des don­nées indique que les hommes sont légèrement plus nombreux que les femmes à préférer un émirat, et que ceux qui ont fait des études secondaires ou univer­sitaires sont plus nombreux à préférer une république que ceux qui ont moins d’éducation ou ont fait des études religieuses.

Lorsqu’on leur demande si la constitution actuelle doit continuer à servir de base aux structures juridiques et aux lois après l’accord de paix, 32 % des personnes interrogées répondent par l’affirmative, 25 % par la négative et 32 % par l’affirmative sous réserve qu’elle soit modifiée ; 10 % disent ne pas savoir. Il faut noter que cette question est ambigüe, car elle mélange les personnes qui souhaiteraient une modification dans un sens plus démocratique avec celles qui souhaiteraient une modification dans un sens plus islamique. On peut remarquer aussi que les opinions sur le maintien ou non de la constitution ne sont pas corrélées clairement avec le système de gouvernement préféré, en ce sens que ceux qui déclarent une préférence pour un émirat ne rejettent pas nécessairement la constitution actuelle.

Interrogés sur le point de savoir si la présence de troupes étrangères est nécessaire ou non pour garantir la mise en œuvre d’un accord de paix, près de la moitié des répondants 47% déclarent que non, 37% disent oui, 9% pensent qu’elle peut être utile et 6% ne savent pas. Dans le détail, les personnes inter­rogées plus âgées sont plus nombreuses à penser que la présence de troupes étrangères est nécessaire pour garantir la paix. C’est aussi le cas des provinces centrales. De même les femmes interrogées sont plus nombreuses à estimer que la présence de troupes étrangères peut être utile.

Concernant la question du désarmement des tâlebân, il y a à peu près autant d’avis en faveur d’un tel désarmement que d’avis souhaitant leur intégration dans les forces de sécurité nationales

Enfin, lorsqu’on leur demande leur préférence pour le rôle des femmes en politique après un accord de paix, les répondants sont nettement plus nom­breux (58%) à dire que les femmes devraient avoir un plus grand rôle que de dire qu’elles devraient avoir le même rôle (19 %) ou un rôle moindre (14%).

Des détails sur ces réponses en fonction de différents critères sont dispo­nibles au CEREDAF.

Il faut bien sûr prendre avec précaution les résultats d’un tel sondage. Ils soulignent cependant le fait que les tâlebân sont loin d’avoir l’opinion publique afghane derrière eux. Reste aussi à savoir si la délégation gouvernementale reflète réellement cette opinion publique (voir en pages finales des détails sur les délégations).

(1) Organisme afghan dont le but affiché est de construire une paix et une relation régionale par le moyen de la recherche et du dialogue.

Cet article est extrait du N°170 des Nouvelles d’Afghanistan.

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