Un siècle de coopération scientifique franco-afghane

Par Philippe Marquis, archéologue et directeur de la DAFA (Délégation archéologique française en Afghanistan).

 

Cet article est extrait du N°178 des Nouvelles d’Afghanistan.

 

L’année 2022 est le centième anniversaire à la fois de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et l’Afghanistan, de la création de la DAFA et de l’ouverture du lycée Esteqlâl (à l’époque « Amâni »). Ce fut un peu du donnant-donnant : « nous vous autorisons à faire des fouilles, mais vous nous aidez dans le domaine de l’enseignement ». Philippe Marquis relate à grands traits la très riche histoire de la DAFA. Pour lui, cette histoire n’est pas achevée. Ne doit pas s’achever.

L’accord franco-afghan jetant les bases de la coopération franco-afghane en matière d’archéologie fut signé en septembre 1922. Depuis cette date la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) en a été l’élément moteur. Peu d’institutions scientifiques travaillant à l’étranger ont eu une pareille longévité et pourtant ces cent années écoulées furent loin d’être tranquilles. Faut-il s’en étonner si l’on considère l’histoire des deux pays. Aujourd’hui dans le contexte politique compliqué que nous connaissons il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur ce qui explique la longévité de la DAFA, ce en quoi elle a réussi ou échoué mais également sur le devenir de l’institution et plus largement sur celui des politiques de coopération axées sur le patrimoine culturel.

Une vieille dame de cent ans


Alfred Foucher (photo DAFA/DR)

Rien ne prédisposait Alfred Foucher (1864-1952) à devenir le premier directeur de la DAFA. Il était d’ailleurs, lui-même, le premier à l’admettre. Plus historien des religions qu’archéologue de terrain on ressent à lire sa correspondance ou ses publications un vrai malaise face aux contraintes des opérations de terrain. Aurel Stein (1862-1943), son collègue britannique, aurait été à ses yeux mieux armé pour affronter le terrain afghan et c’est probablement ce qui explique qu’après le demi-succès que fut sa longue campagne de fouille à Bactres il encouragea des collègues plus jeunes comme Jules Barthoux et surtout Joseph Hackin à poursuivre la mise en oeuvre de l’accord de coopération archéologique. Jusqu’à sa mort, A. Foucher suivra avec bienveillance le parcours de ses collègues travaillant en Afghanistan même si la disparition tragique de J. Hackin et de son épouse l’affecta très profondément.


Jules Barthoux sur le site de Hadda (photo DAFA/DR)

Ce sont les résultats des fouilles entreprises par J. Barthoux à Hadda qui contribuèrent à donner à la jeune DAFA sa notoriété. La quantité et la qualité des résultats obtenus, l’envoi en France d’une part importante des statues et reliefs dégagés et leur présentation au Musée Guimet révélèrent au public européen la richesse du potentiel archéologique de l’Afghanistan, suscitant l’envie des autres et le sentiment qu’avec la DAFA et l’accord de coopération signé avec l’Afghanistan la France disposait dans cette zone d’outils d’influence d’une grande qualité. Les travaux de J. Hackin à Bamiyan puis à Begram, la découverte en 1937 du « trésor » de Begram et la présentation d’une partie des découvertes au Musée Guimet devaient confirmer cette conviction. Après le départ pour Londres de J. Hackin et jusqu’en 1943 la DAFA put continuer ses travaux de terrain, en dépit des réserves d’une ambassade de France toujours fidèle à Vichy. Dès 1943, Daniel Schlumberger est pressenti par la France Libre pour prendre la direction de la DAFA. En 1945 il arrive enfin à Kaboul et doit à la fois gérer l’héritage moral et scientifique laissé par ses prédécesseurs, en particulier celui de J. Hackin, tout en devant faire face à la nouvelle situation que créait l’arrivée de missions étrangères mettant fin au monopole dont disposait la DAFA depuis 1922.

Joseph Hackin (photo DAFA/DR)

Pendant toute cette période et malgré les secousses politiques et sécuritaires qui secouent l’Afghanistan, la DAFA réussit à trouver la juste mesure dans ses relations avec les différents ambassadeurs qui se succéderont sur le poste et c’est là peut-être sa plus grande réussite. Alfred Foucher sut ainsi habilement transmettre au premier ambassadeur en poste en Afghanistan : Maurice Fouchet, les réseaux, les contacts et les projets qu’il avait élaborés pendant la période où, de facto, il était le seul représentant de la France en Afghanistan évitant ainsi tout imbroglio diplomatico-psychologique. Pourtant cela n’était a priori pas évident. Il fallait, en effet, composer avec des fortes personnalités et des temporalités d’action très différentes, le temps des diplomates n’étant pas vraiment celui des archéologues. Dès le début un autre facteur fondamental entra en ligne de compte. La DAFA n’aurait pu être créée, exister et survivre sans des patronages politiques ou scientifiques qui ont pu « agacer » les diplomates en poste. On doit au lien très fort qui existait entre Philippe Berthelot, secrétaire général du quai d’Orsay, briandiste (1) convaincu, et Alfred Foucher le début de la délégation mais également une période difficile lorsque le poste de Ministre de France (2) à Kaboul fut occupé par Jean Gabriel Barbier, féroce adversaire de Berthelot. Le souvenir de la mort héroïque des époux Hackin, le passé de Français Libre de Daniel Schlumberger, de Raoul Curiel et de Jean-Claude Gardin donnèrent à la DAFA le soutien bienveillant des cercles d’influence qui s’étaient formés immédiatement après le second conflit mondial.


Vue aérienne du site de Bégram dans les années 30 (photo DAFA/DR)

Durant cette longue période il fallut surtout « jongler » avec les soubresauts de la situation politique afghane… et les inquiétudes des autorités françaises. En mai 1925, la révolte des Mangals ouvre une période de grande insécurité pour les étrangers et en l’absence de l’ambassadeur le chargé d’affaires propose de réduire le dispositif français en Afghanistan et de ne garder que la DAFA, son directeur faisant fonction de Ministre de France. Durant l’hiver 1929-1930, pendant la révolte du Batche Saqao, Joseph Hackin, resté à Kaboul avec un petit groupe de Français, assure la défense de la légation et la gestion consulaire des ressortissants français en l’absence de l’ambassadeur. Si la seconde guerre mondiale entraîne une réduction de l’activité de la DAFA, la continuité de son action n’est pas remise en question. Le renversement du roi Zâher Châh en 1973 n’affecte que très peu le fonctionnement des archéologues français et étrangers mais avec le coup d’Etat d’avril 1978 et l’alignement du gouvernement afghan sur des positions pro-soviétiques l’ambiance change. La partie afghane souhaite une renégociation de la convention de coopération. L’intervention militaire de l’Union soviétique et l’arrivée au pouvoir de Babrak Karmal retardent ce processus sans pour autant le remettre en cause et le 15 septembre 1982 le directeur afghan de l’archéologie demande à la DAFA de suspendre ses activités. C’est donc en France que les archéologues français vont pendant presque vingt ans continuer à travailler sur l’archéologie afghane. Le souhait exprimé par les autorités afghanes dès 2001 de pouvoir disposer de l’aide de la DAFA et le soutien sans réserve des autorités françaises ont ouvert une nouvelle période de l’histoire de la Délégation qui reste encore à écrire.

Un bilan

Vue du site d’Aï-Khanoum, 1972 (Photo V. Marigo)

Avec le recul que donnent cent ans d’activité on peut considérer que le bilan scientifique de l’action de la Délégation est considérable et ce d’autant plus qu’il est le fait d’un groupe de chercheurs très réduit. Il se mesure par les publications qu’il a générées ou par la place qu’occupent les dépôts de la DAFA dans les collections du Musée Guimet ou du Musée du quai Branly/Jacques Chirac. Certes, les volumes des Mémoires de la DAFA sont loin de rendre compte de la totalité des travaux réalisés par ses chercheurs. Force est de constater que pour ce qui est des vingt dernières années d’activité de la Délégation aucune publication majeure n’a été finalisée et ce n’est pas le constat des retards pris par les dernières publications des fouilles d’Aï Khanoum qui saurait servir d’explication. On peut espérer que dans un proche avenir ce retard sera comblé par les chercheurs français, afghans ou étrangers travaillant encore sur l’Afghanistan. Certes, l’activité des archéologues français reste encore largement ignorée en France, et ce même dans les milieux s’intéressant au patrimoine culturel. Mais il en est tout autrement en Afghanistan et dans les milieux internationaux travaillant sur le patrimoine afghan. Jusqu’à la seconde guerre mondiale la position de monopole dont disposait la DAFA lui a permis d’acquérir une expertise durable qui s’est pleinement manifestée à partir des années 50 alors que le terrain afghan s’ouvrait à d’autres nations ou à des organismes internationaux comme l’UNESCO. Le caractère pérenne de l’implantation de la Délégation a joué de ce point de vue un rôle essentiel et bon nombre d’archéologues étrangers ont ainsi pu profiter des réseaux ou des facilités logistiques que la DAFA avait pu se créer. Des partenariats ont également été créés, des archéologues de la DAFA travaillant avec les équipes américaines, la DAFA accueillant à Aï Khanoum des archéologues soviétiques. Cette présence continue, effective à partir de la prise de fonction de Daniel Schlumberger, a surtout joué un rôle essentiel pour renforcer les liens avec les administrations afghanes et les jeunes scientifiques de ce pays, certains d’entre eux étant formés aux méthodes de terrain sur les chantiers de la DAFA ou même envoyés en France dans le cadre de bourses d’étude. L’aspect positif de cette action a été illustré par la demande venant des Afghans de réinstaller la DAFA à Kaboul en 2002 après presque vingt ans de suspension d’activité. Il est toutefois un peu trop tôt pour faire un bilan de l’activité de la DAFA pendant ces vingt dernières années. Difficile de mesurer, en effet, les résultats des formations et du soutien administratif à nos partenaires afghans alors qu’une bonne partie des spécialistes formés par la DAFA ou de manière plus générale par la coopération internationale ont quitté le pays en même temps que les forces de la coalition et avec le reflux de l’aide financière qui a permis pendant les deux décennies passées de garantir un niveau de vie acceptable aux agents de la fonction publique afghane. Il est toutefois un point qui fait consensus : la DAFA a été, est et devrait être encore un formidable outil de diplomatie d’influence, un « soft power » à la française qui permet de faire exister la France de façon singulière dans la communauté internationale, de parler de l’Afghanistan autrement et ce faisant de disposer d’outils originaux pour aborder les relations entre nos deux pays.

Quel avenir ?


Vue générale du site de Tchechme Chafâ, au sud de Bactres, un site menacé (Photo DAFA/DR)

Il est encore trop tôt, également, pour dire si le retrait des diplomates et des archéologues français d’Afghanistan en aout 2021 ouvre une nouvelle ère ou clôt cette, déjà, longue histoire. La DAFA a traversé de longues périodes d’ « occultation » ou d’activité en mode dégradé et montré que son existence et son activité pouvaient s’en accommoder sans perdre de son expertise et de son efficacité. Il est cependant clair que si l’on considère que les missions premières de la DAFA sont d’étudier, de protéger et de mettre en valeur le patrimoine culturel afghan on peut craindre qu’à plus ou moins long terme elles s’avèrent sans objet, tant les menaces qui pèsent sur les sites archéologiques et les monuments historiques se multiplient et s’aggravent. A partir des années 90 et jusqu’aux années 2000 les sites archéologiques ont été très affectés par les fouilles illégales et les monuments historiques l’ont aussi été par divers facteurs liés à l’état politique, administratif et sécuritaire du pays. C’est ainsi que nombre de sites ont été envahis par des constructions illégales, que le manque d’entretien a été la cause de désordres structurels, parfois importants, sur nombre de monuments. Le constat qu’il a été possible d’établir depuis 2002 a été une diminution globale des fouilles illégales, avec toutefois des variations importantes selon les régions et l’évolution du contexte général sécuritaire et économique, la vente des antiquités étant toujours conçue par les communautés rurales comme un moyen alternatif de se procurer des ressources matérielles en cas de mauvaises récoltes ou de catastrophe naturelle. La crise économique qui frappe le pays et les effets dévastateurs du réchauffement climatique, d’une exploitation mal maitrisée des ressources naturelles en particulier minières, et de la perte d’expertise locale occasionnée par les mouvements migratoires qui affectent fortement les classes moyennes et supérieures constituent, en effet, un ensemble de facteurs qui impactent déjà et impacteront de plus en plus le patrimoine culturel afghan et souvent de manière encore plus irrémédiable que les actions de vandalisme idéologique. L’émotion provoquée par la destruction des Bouddhas de Bamiyan en mars 2001 avait été la manifestation de la manière dont le patrimoine afghan avait une valeur universelle. Si le peuple afghan en était le premier dépositaire et responsable, son devenir, lui, était l’affaire de tous.

Plus que jamais donc le rôle de la DAFA est important et surtout aujourd’hui où tant de dangers menacent les sites archéologiques, les monuments afghans, mais aussi le patrimoine immatériel. Ce sont en effet ces éléments constitutifs de l’identité culturelle afghane qui probablement sont les moyens de renforcer le sentiment d’identité nationale comme l’avait déjà envisagé le roi Amanullah en demandant à la France de créer la DAFA. Certes on pourrait objecter que d’autres sujets que le patrimoine doivent retenir notre attention mais ne rien faire à court et moyen terme serait accepter de voir disparaitre à jamais des pans entiers de ce qui est l’histoire ancienne de ce pays mais plus encore d’une histoire partagée par tous depuis des siècles comme en témoignent encore, mais pour combien temps encore, les vestiges bouddhiques de Mès Ainak, le site grec d’Aï Khanoum et l’ensemble timouride du Musallah à Hérat.

Philippe Marquis

1- Partisan d’Aristide Briand (1862-1932). Philippe Berthelot « est auprès d’Aristide Briand l’un des fervents défenseurs de la nécessité de ne pas assommer l’Allemagne après la Première Guerre mondiale. Il est l’un des principaux artisans des accords de Locarno et du pacte Briand-Kellogg. » (Wikipédia) NDLR.

2- C’est-à-dire ambassadeur.

 

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