Un thé vert avec la présidente du musée national des Arts asiatiques – Guimet

Cet article est extrait du N°174 des Nouvelles d’Afghanistan.

Le musée Guimet a un lien très particulier avec l’Afghanistan. Il accueillera bientôt une exposition sur les 100 ans de la DAFA. Bien qu’elle n’ait pu jusqu’à présent voir ce pays que depuis l’autre rive de l’Amou Darya, Sophie Makariou, sa présidente, se trouve comme « nourrie d’Afghanistan ». Régis Koetschet l’a rencontrée en juillet, avant les « événements ».

Sophie Makariou dans une salle du Musée Guimet. (Photo MNAAG)

Le musée Guimet est un lieu magique

André Malraux, enfant, y a vécu ses premiers émois. « Gui­met était encore un capharnaüm de dieux orientaux dont les bras déployés comme des tentacules me retenaient… ». Jacques Chirac venait s’y ressourcer régulièrement, en toute discrétion.

Ce musée, au coeur de Paris, partage une intimité avec l’Afghanistan depuis bientôt un siècle. Le 9 septembre 1922, Alfred Foucher a paraphé la Convention concernant la conces­sion du privilège des fouilles archéologiques en Afghanistan qui fonde la DAFA et prévoit un partage des trouvailles. Et leur exposition. Dans les années 1930, son directeur, Joseph Hackin, dirige aussi la DAFA. En cette veille de 14 juillet, alors que notre ambassadeur à Kaboul appelle les ressortissants français à quitter l’Afghanistan devant l’avancée des talebân, notre « thé vert » aura la saveur mélancolique d’un imagi­naire enchanté que confronte la violence de l’actualité. D’ail­leurs de thé il n’y aura pas, tant est pressante l’envie – et le besoin – d’écouter et de partager avec cette prestigieuse et enjouée interlocutrice (par ailleurs lectrice des nouvelles d’Afghanistan).

À l’image de sa remarquable et sensible autobiogra­phie parue cette année chez Stock sous le titre Le partage d’Orient, notre « thé vert » va, comme dans un road-movie, nous entraîner de la place d’Iéna vers Chypre, le berceau familial, puis le Levant, la Perse et l’Afghanistan jusqu’à Bâ­miyân. Forcément Bâmiyân.

Dans son bureau, Sophie Makariou travaille face à un Afghanistan d’une irréelle réalité pour paraphraser Malraux. Il s’agit en l’occurrence d’un tableau grand format peint par Jean Carl, architecte des premières années de la DAFA. Dans Tourmente sur l’Afghanistan, Andrée Viollis le décrit « avec mèches folles et barbiche blonde, prunelles bleues riboulant drôlement derrière ses lunettes d’écaille ». À partir de plans tirés au sol sur le site de Khair Khana, Carl a peint laconstruc­tion qu’il imaginait s’élever dans ce paysage majestueux, une citadelle cubique et intemporelle comme posée dans l’immensité d’un désert ocre. On est dans les années Arts déco d’avant-guerre. On pense à l’Afghanistan du peintre Alexandre Iacovlev qui accompagnera la Croisière jaune à laquelle prend part Hackin, mais aussi à cette géographie des Falaises de marbre d’Ernst Jünger, annonciatrice des drames de la guerre mondiale. Demain le Farghestan de Julien Gracq ou Le désert des Tartares de Dino Buzatti.

Jean Carl sera le disciple éperdu en érudition et admira­tion de Joseph et de son épouse Ria Hackin. Il rejoint avec eux la France libre à Londres. À l’annonce de leur disparition, le 24 février 1941, dans le torpillage du navire les condui­sant pour une mission en Orient, sa douleur est trop grande. Il refuse de leur survivre et se donne la mort. Une fidélité jusqu’au sacrifice qui comme une exigence hante le bureau de notre hôte.

L’Orient de Sophie Makariou commence à Chypre

Elle voit dans le jardin parcouru avec ses grands-parents le souvenir « primordial » et fondateur. On sait que le jardin à l’instar de la poésie constitue l’intime porte d’entrée d’un Orient qui, de Babylone à la Perse, étend ses harmonies flo­rales jusqu’à l’Indus. Les jardins comme lieu de médiation et de méditation. Jardins de paradis, du désir chers aux poètes et aux miniaturistes qui peuvent s’agrémenter des ruines de l’archéologue ou, comme celui de Babour à Kaboul, accueillir le repos éternel. « Ne t’éloigne pas du jardin » nous rappelle Omar Khayyam. Le jardin aussi comme «terre de civilisation face au monde ensauvagé» observe notre interlocutrice, dans une nostalgie d’odeurs de jasmin et d’ondulations d’eau des bassins.

Chypre toujours avec les premiers tapis foulés pieds nus par la fillette, ceux du Tekke Hala Sultan, lieu confrérique et petit mausolée blanc où repose Umm Haram, parente du Prophète, entre lagune et flamants roses. Certains le consi­dèrent comme le quatrième lieu saint de l’islam. Dans l’en­ceinte du complexe religieux a été fouillé un site archéolo­gique datant de l’âge de bronze. On y a découvert des objets précieux en ivoire provenant d’Afghanistan. Un peu comme au Gazargah d’Hérat, en dépit du vrombissement incongru des avions qui décollent de l’aéroport de Larnaca mitoyen, on y est happé par sa spiritualité. En ces lieux où l’on imagine être passé Arthur Rimbaud, Sophie Makariou se laissera en­vahir par cet « ondoiement d’islam ». Naîtra un désir de connaissances scientifiques et de recherches de haut ni­veau qui la conduira jusqu’à la direction du départe­ment des Arts de l’Islam au musée du Louvre, un projet de création annoncé au len­demain des attaques du 11 septembre 2001 et inauguré en 2012. L’Afghanistan, dans la déclinaison de ses formes artis­tiques, y figure naturellement en bonne place.

La passion des musées

Sophie Makariou, conservatrice générale du Patrimoine, a la passion des musées. Elle en rappelle la fonction de conserva­tion, de protection et d’exposition qui lui paraît fondamen­tale et ne doit pas s’égarer dans les débats périphériques issus des démarches de repentance sans objet et de «cancel culture». Elle rappelle que des objets mis au jour lors des fouilles du Fondukistan en Afghanistan, il ne reste que ce qui a pu être mis à l’abri à Guimet. Dans Le partage d’Orient, elle décrit ces scènes terrifiantes où en 1996 seront brisées et en­terrées dans des fosses communes des centaines de pièces provenant du musée de Kaboul.

Mais elle veut, aussi sinon surtout, voir dans les musées des lieux de curiosité, de dialogue et de fraternité.

Guimet a le statut de musée national des Arts asiatiques traçant par là des frontières qui relèvent d’un universalisme bienvenu et d’une mémoire qui s’étend au monde. Sophie Makariou se plaît également à observer les visites des en­fants de l’exil recherchant dans les figurines du Gandhara ou les statuettes khmères le chemin de leur identité. Elle rap­porte dans son livre les propos d’un vibrant humanisme for­mulés par un récent ambassadeur d’Afghanistan en France : « Français et Afghans sont des gens fortunés de trouver, pour les uns, des collections rares, récoltées et présentées avec intelligence ; pour les autres, de faire connaître les trésors de l’Afghanistan et de partager ainsi leur fierté d’être (issus d’) une culture si riche ». Veillons à être à la hauteur de cette confiance.

Reste l’Afghanistan, ce pays à l’inatteignable beauté comme l’a décrit Roger Arnaldez, figure marquante de l’islamologie française, décédé en 2006, à un proche de notre hôte. Une grande intimité existe entre Guimet et l’Afghanistan, portée par des figures puissantes comme Joseph Hackin et René Grousset ou, plus près de nous, Jean-François Jarrige. Nour­rie d’Afghanistan, Sophie Makariou ne s’y est pas encore ren­due. Son imaginaire est intact et ardent.

En novembre 2015, elle est allée à Douchanbé pour pré­parer une exposition. Les autorités tadjikes l’ont conduite sur les bords d’un affluent de l’Amou Daria – l’ancienne Oxus – fai­sant frontière avec l’Afghanistan. « Ils sont en face » lui ont dit ses guides en l’incitant à la prudence. Mêmes lieux et mêmes intonations quand, dans les années trente, on emmenait les visiteurs de l’Union soviétique comme Paul Nizan ou Pierre Vaillant-Couturier, « aux frontières du socialisme ». En face le Moyen-âge sinon la préhistoire, à lire ces « compagnons de route ». Au pied des Pâmirs, une confrontation entre l’es­clave et l’homme nouveau avec l’Amou Daria comme ligne de cassure. Cette réalité géopolitique perdure. Car si l’Afghanis­tan est un pays d’une rare beauté, c’est aussi, relève Sophie Makariou, « un oeil sombre qui concentre énormément des tourments de notre monde ».

Au cœur de l’Afghanistan, le site blessé de Bâmiyân

Le 11 mars 2001, les grands Bouddhas étaient dynamités. Une destruction qui annonçait les attaques du 11 septembre. Le musée Guimet et le Louvre-Lens commémorent actuel­lement, vingt ans après, cette intrusion de la terreur dans la sublime vallée de Bâmiyân. On y découvre une vision pa­noramique de la falaise réalisée par le photographe Pascal Convert, invité en 2017 par l’ambassade de France à Kaboul. Une démarche fascinante qui reproduit comme jamais, au long de 16 mètres de panneaux, tous les détails de cet hyper lieu, « innocent » et « maudit » pour reprendre les qualifi­catifs de la romancière Annemarie Schwarzenbach. Face à cette reproduction, précise, esthétique et magique et aux blessures mortelles qu’elle affiche, l’engagement généreux des hommes et des femmes de culture et de dialogue, au premier rang desquels Joseph et Ria Hackin morts en Com­pagnons de la Libération. « Ce que l’on fait aux images, on le fait aux hommes » s’inquiète notre interlocutrice qui, dans son livre, a mis en exergue des propos tenus en janvier 2002 à la journaliste Florence Aubenas par une femme hazara des montagnes centrales : «les bouddhas sont morts comme des hommes, nous vivons comme des pierres».

Nous avons terminé notre « thé vert » en évoquant, en ce 13 juillet, une actualité sombre et dramatique pour les popula­tions afghanes et pour le patrimoine afghan. Sophie Maka­riou n’a jamais mâché ses mots sur l’islamisme, « maladie auto-immune » de l’islam. « L’islamisme, c’est la mort de l’islam » dira-t-elle en 2012, en réceptionnant au Louvre le chantier architectural du nouveau département.

En Afghanistan, cet obscurantisme se conjugue, selon elle, avec une certaine pensée de la violence qui, comme l’on sait, cohabite dans ses fausses contradictions avec un extrême raffinement. Elle cite René Girard, l’auteur de La violence et le sacré (1972), le théoricien du désir mimétique articulant dans l’imitation des concepts de violences et de vengeances. Pour les tâlebân, « le peuple des pierres du passé était dé­sormais un ennemi à abattre, une mémoire à exterminer » écrit-elle dans Le partage d’Orient. Une remarque qui vaut aujourd’hui avertissement.

Notre interlocutrice évoque également le grand histo­rien musulman du 14ème siècle Ibn Khaldoun pour contribuer à expliquer les menaces qui, en Afghanistan, exposent une population « désarmée » se développant, s’urbanisant et se sédentarisant face à des courants « nomades », ou pour le moins mobiles, tirant profit d’une géographie physique et sociale qui répartit plus qu’elle n’isole et dépend largement de ses voies de communication. Elle ne croit pas que les tale­bân ont changé. Aujourd’hui même application de la charia et mesures de contraintes pour les femmes, demain mêmes menaces directes sur le patrimoine. Elle regrette une attitude de la communauté internationale et singulièrement des pays occidentaux s’enfermant derrière de hauts murs à l’abri d’un Orient qu’ils ne semblent plus en capacité de comprendre – voire parfois de vouloir comprendre.

Elle partage, à ce titre, notre ambition de célébrer, coûte que coûte, envers et contre tout, un siècle de relations d’ami­tié entre la France et l’Afghanistan comme le témoignage d’un nécessaire possible, d’hier à demain. Dans ce cadre, le musée Guimet devrait accueillir une grande exposition sur 100 ans d’activités de la DAFA, après celles sur une histoire millénaire en 2001-2002 et sur Les trésors retrouvés en 2006. Le musée Guimet, sous l’autorité de Sophie Makariou, reste un ami fidèle et engagé de l’Afghanistan des lumières.

Cet article est extrait du N°174 des nouvelles d’Afghanistan. Vous pouvez en retrouver le sommaire complet ici. Pour soutenir cette revue, n’hésitez pas à vous abonner.