La tendresse afghane du reporter de guerre
Un thé vert issu du N°184 des Nouvelles d’Afghanistan
« Je n’aime pas les images d’Épinal de la guerre » écrit Antoine de Saint Exupéry dans Pilote de guerre. Ceux qui imaginent les grands reporters en baroudeurs burinés, dissertant sur les mérites respectifs du Merkava et du Léopard 2, portant leurs campagnes en bandoulière, en seront pour leurs frais. Jean-Pierre Perrin est l’image de l’exact contraire. Une humilité devant les faits, une grande carcasse avec ses bobos qu’il faut dompter pour s’extraire d’un bombardement sur le front de la guerre Iran-Irak ou plier en deux pour accéder à Homs par une interminable canalisation, un côté tête en l’air qui fait la joie bienveillante de ses collègues, une courtoisie presque timide, une capacité à faire dialoguer Mike Jagger et Maulana Rûmi pour expliquer la folie des hommes.
Oui, il y a du St Ex chez Perrin : un « appel » pour le vaste monde, « le voyage, la fuite », le réconfort dans l’écriture sous toutes ses formes, l’humanisme du terrain rocailleux, une certaine distance par rapport au fracas des armes. Son « pays des larmes » sera l’Afghanistan.
J’ai rencontré Jean-Pierre, pour la première fois au festival des Étonnants voyageurs à Saint Malo, il y a une vingtaine d’années. Il m’avait dédicacé son livre Jours de Poussière, Prix des lectrices d’Elle, en évoquant « la grande tendresse » qu’il éprouve pour l’Afghanistan. Nos chemins, parallèles dans des vies antérieures (lui journaliste dans l’Iran révolutionnaire de l’imam Khomeiny, moi diplomate dans l’Irak baathiste de Saddam Hussein), se sont depuis fréquemment croisés.
Notre « thé vert » aura le goût d’un chocolat chaud alors qu’une neige humide tombe sur Paris et tend un fil ténu jusqu’à un Kaboul qui, selon l’adage, « peut se passer d’or mais pas de neige ».
La route des Zindes
Dans les années 70, le tiers monde se rebelle, prend les armes et détourne des avions. Jean-Pierre Perrin étudie le journalisme. Pendant ses loisirs, il aime la marche en montagne, parfois loin, jusqu’aux contreforts de l’Himalaya. La Bourgogne de ses origines a d’incontestables charmes. Mais l’Orient « compliqué » l’attire, notamment dans ses confins les plus secrets, les plus enfouis, le Tibet. Il lit Sven Hedin (Vers la ville interdite : « Dans l’obscurité, les cavaliers disparaissent ; en même temps s’évanouit mon dernier espoir de visiter Lhassa ») et Alexandra David-Neel, il suit des études personnelles de « tibétologie » et se plonge dans la Grammaire de la langue tibétaine de l’extraordinaire explorateur Jacques Bacot, comme lui originaire de Dijon. Il décroche avec trois camarades une bourse Renault dite des « Routes du monde » pour un projet de film sur le lhamo, ou grand opéra populaire tibétain qui se joue, de plus en plus rarement, dans les camps de réfugiés du nord de l’Inde.
Été 1974, deux 4L filent sur les routes d’une Europe encore coupée en deux par le rideau de fer. Istanbul, le Bosphore, la Turquie traversée au pas de charge en zigzaguant entre les poids-lourds et les nids de poule, l’Iran du Châh, sa Savak et ses mollahs. Enfin, l’Afghanistan. Nombreux sont ceux qui au poste-frontière d’Islam Qala ont ressenti une étrange impression. « Qu’y a-t-il là de si important, de si spécial ? » se demande Annemarie Schwarzenbach. « Des oiseaux blancs nous escortent, des vautours qui planent sans bruit, et la lune a toujours la même couleur » (1). Jean Pierre se rend compte que quelque chose se passe dans sa tête. Ni exaltation de « bout du monde » à la Kessel ou de « centre du monde » à la Bouvier. Plus simplement, la sensation d’« un monde autre » qui s’ouvre. « Un autre monde dans lequel, paradoxalement, je ne me suis jamais senti fondamentalement étranger ».
Avec les Tibétains, si l’accueil est à la hauteur des espérances, il en va différemment de l’intendance qui ne « suit » pas. Le magnétophone, essentiel pour le film, rend l’âme. Le groupe connaît des dissensions. Le rêve tourne au cauchemar. Le retour, alors que l’hiver blanchit les paysages et que les finances sont à sec, sera moins flamboyant. Trajet par l’Afghanistan toujours aussi envoûtant. On dort dans les 4L qui offrent un abri bien inconfortable. Jean-Pierre se souvient d’une nuit glaciale à Ghazni où il aura le loisir de méditer sur le dicton : « Allah, pourquoi l’enfer, il y a déjà Ghazni ». Des nuits infernales dans des habitacles qui puent le gas oil, il y en aura d’autres.
Mais la « magie afghane » a frappé. Jean-Pierre, qui a commencé à travailler au journal Les Dépêches de Dijon puis au bureau de l’AFP de cette même ville, n’a qu’une hâte : la retrouver. Il apprend que « Nouvelles Frontières » cherche des « guides » pour accompagner l’été ses groupes de touristes en Afghanistan. Le job n’est pas rémunéré. Il faut se contenter du plaisir des yeux. « Avec les quelques connaissances que j’avais, ma candidature a été retenue. Je partais avec une sacoche pleine de billets pour régler les frais de route au fur et à mesure. On circulait dans des camionnettes découvertes. On était couvert de poussière du matin au soir. J’ai fait le guide par la route du nord, celle du sud et un bout de celle du centre ». Les anecdotes fusent et sont heureuses. L’hospitalité afghane opère sur les touristes et leur guide. Reste un souvenir « hors programme ». Un jour, près de Mazar-e Charif, les deux chauffeurs et le guide prennent Jean-Pierre à part avec des airs entendus et un peu louches. « Ce soir, on t’emmène dans un endroit spécial, mais motus ». La nuit tombe. On prend un camion, un bout de piste en bordure de marécages pour finir à pied jusqu’à un campement nomade. Sous la tente principale, le chef accueille ses visiteurs. Il n’est pas seul. Ont pris place également des jeunes femmes alignées l’une à côté de l’autre, le regard enjôleur cerné de kohl. Jean-Pierre réalise immédiatement dans quel traquenard il est tombé. « Tu es l’étranger, tu choisis en premier » disent les chauffeurs. « Non, non, ce n’est pas possible » bredouille l’intéressé. Les « créatures » minaudent, le vieux s’impatiente. Il est impossible de reculer. Jean- Pierre rassemble à la hâte ses souvenirs flaubertiens de ce rite initiatique et tente l’aventure. Mais non, décidément non, ce n’est pas possible. C’est la retraite en hâte, la débandade si j’ose écrire. Les trois « clients » s’exfiltrent par les marécages sous les aboiements des chiens et les coups de fusil du vieux chef. La nuit d’amour avortée se terminera dans un immense éclat de rire des chauffeurs, finalement compréhensifs. Retour au programme habituel du groupe. Et avec la fin des vacances, au suivi de la politique bourguignonne.
L’arrivée des communistes en 1978 mettra fin au tourisme. L’intervention soviétique de Noël 1979 suscitera condamnation et solidarité.
Le pèlerinage afghan
Jean-Pierre Perrin dans la région de Zabol en 1984 (Photo DR)
La SNCF fait parfois bien les choses. Dans le Corail Paris-Dijon, Jean-Pierre se trouve un jour assis à côté d’un voyageur plongé dans des papiers qui ont trait à l’Afghanistan : des comptes d’apothicaire au crayon papier, des pétitions vibrantes, des photos bouleversantes, des coupures de presse en persan. Intrigué, Jean-Pierre entame la conversation avec son voisin. Ce dernier lui explique, comme si ça allait de soi, qu’avec des amis souvent anciens coopérants à Kaboul, il avait fondé une association dédiée à l’amitié franco-afghane. Des distributions d’argent étaient effectuées clandestinement sur place pour aider les populations frappées durement dans leur quotidien. Le voyageur s’appelle Étienne Gille et l’association AFRANE amitié franco-afghane.
Étienne est convaincant et Jean-Pierre prêt à être convaincu. La suite, c’est trois années (1982- 84) où le responsable du bureau AFP de Franche-Comté va passer ses congés d’été comme humanitaire d’AFRANE avec des compagnons que l’on n’oublie pas, Stéphane Thiollier, Mariam Abou Zahab, Christian Destremau. Jours de poussière raconte ces épisodes un peu foutraques, à pied, à moto, à dos de dromadaire, en solidarité, en fidélité et même en passage à tabac (2).
En 1984, pour populariser la cause afghane, Perrin se lance dans une opération de jumelage entre la commune de Château- Chalon, belvédère jurassien et berceau du « vin jaune » qui se targue de « n’avoir jamais été occupé », et un village afghan, au titre d’une résistance éternelle. Il choisit Djeghatu dans le Wardak pour son « maire » francophone. Celui-ci, Amin, débarque l’année suivante, enturbanné, dans un village en fête, pavoisé aux couleurs de l’amitié franco-afghane. Première étape : la mairie pour la signature de l’accord de jumelage et… un somptueux « vin d’honneur ». Arguant de sa religion, Amin Wardak décline et tiendra bon, « gâchant » la fête. Morale amorale de l’histoire : le maire sera mis en minorité sur ce jumelage peu gouleyant.
Retour sur images sur ces années inclassables : « J’avais envie de faire quelque chose pour l’Afghanistan, j’assouvissais un besoin d’aventure, l’Afghanistan était ma boussole et AFRANE l’aiguille qui marquait la direction ».
Ses collègues de l’AFP se montraient, quant à eux, plus directs : « Alors, Jean-Pierre, tu as fait ton hadj ! ».
« Allo, c’est Jean-Pierre ! »
Jean-Pierre Perrin vers Sarobi, à l’est de Kaboul, en 2021 (photo Paul Assaker)
Le 11 novembre 2001, la presse française est en deuil. Pierre Billaud (RTL), Johanne Sutton (RFI) et Volker Handlok (Stern) tombent « au champ d’honneur » au sud de Taloqân sous les balles des tâlebân. À Libé, on retient son souffle. Perrin doit être dans les mêmes parages – il a passé avec eux l’une de leurs dernières nuits. Or, depuis une semaine, le journal a perdu le contact avec son correspondant. Tout le monde craint le pire sans oser l’exprimer. Un matin, le téléphone sonne depuis Douchanbe. De sa voix tranquille, comme s’il appelait du bistro du coin : « Allo, c’est Jean-Pierre ». La suite est à lire dans le numéro du Cinquantenaire du journal ou d’une façon plus romancée dans Le Tournoi des ombres (3). Jean-Pierre n’avait pas anticipé une chute si rapide de Kaboul. Il s’est engagé dans le nord de la vallée du Pandjchir à bord d’un antique camion russe qui s’est révélé incapable de gravir les 4500 mètres de l’ultime col enneigé. Le piège hivernal s’était refermé sur lui. Il lui faudra passer une longue journée et une interminable nuit, recroquevillé dans l’habitacle, coupé du monde par une effroyable tempête qui fera chuter la température bien en dessous de moins dix degrés.
Après trois années à diriger le bureau AFP du Golfe à Manama et un passage parisien, Jean-Pierre Perrin a en effet rejoint le quotidien Libération dont il est devenu le correspondant de guerre attitré sur tous les fronts de l’Orient, de la Libye à l’Asie centrale.
Interrogé sur cette aristocratie mythique du journalisme, son courage de tous les instants et ses prestigieuses signatures, Jean-Pierre oscille : d’un côté, un traitement quasi banal « J’ai rejoint cette cohorte presque par défaut. Nommé en 1980 au bureau de l’AFP à Téhéran, on m’a trouvé un peu tendre pour les subtilités de la politique iranienne, alors va pour la guerre qui venait de commencer avec l’Irak. J’écris reporter de guerre avec un r minuscule, celui de reporter tout court, mais dans la guerre ». De l’autre côté, une portée qui confine au tragique. « La guerre, c’est le renversement du monde. Aux codes de la civilité qui règlent la vie se substituent la violence et un envers plus dense, plus noir, à la fois plus hostile et plus solidaire. » Il renvoie aux grands titres qui ont exploré cette plongée dans les abîmes et leur « océane noirceur » : Kaputt de Curzio Malaparte (front de l’est de la deuxième guerre mondiale), Vie et Destin de Vassili Grossmann (Stalingrad), Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway (guerre d’Espagne).
Être correspondant de guerre en Afghanistan pendant le « djihad » contre l’Armée rouge présente certaines particularités. Il faut suivre le rythme des infatigables moudjahidines, enfiler les cols à près de 4000 mètres les uns derrière les autres. S’accoutumer à une discipline un peu flottante, une frugalité de tous les jours. Et puis un « temps » qui s’écoule trop vite – l’arrivée inopinée des hélicoptères d’attaque soviétiques alors qu’on est à découvert – ou trop lentement. Le reportage sur l’offensive contre la vallée du Pandjchir paraîtra dans le Monde sous pseudonyme (Jean-Pierre Pellerin, tiens tiens, encore le hadj…) plus d’un mois après son déroulement, compte tenu des délais de marche. Un timing inenvisageable aujourd’hui où l’immédiateté s’impose (enfin presque. Cf Gaza interdit aux journalistes depuis début octobre).
Être correspondant de guerre, c’est aussi la mort des autres que l’on va porter en soi, cette mort dont « on est la servante », dixit un vers de Lawrence d’Arabie. Pour toujours. Des visages, des amis comme celui de l’intellectuel franco-libanais Samir Kassir à qui est dédié le livre éponyme sur le désastre syrien, reflet du pourrissement du monde. À la fin de Jours de poussière, là où, parfois, l’auteur dresse une liste de remerciements, Jean- Pierre « tient à saluer la mémoire de plusieurs amis et compagnons de voyage ». Suit une liste poignante, notamment pour les lecteurs des Nouvelles d’Afghanistan : Stéphane Thiollier, Thierry Niquet, Dominique Vergos, Chah Bazgar, Mirwaïs Ajacil, Marc Brunereau, Johanne Sutton et Pierre Billaud.
En 2019, Jean-Pierre Perrin sera le commissaire d’une exposition majeure par son contenu quasi exhaustif sur la guerre en Afghanistan dans le cadre du Prix Bayeux Calvados des correspondants de guerre. Il l’intitule Afghanistan – le terrain de guerre du monde.
L’arme de la culture
Jean-Pierre Perrin a quitté Libé, collabore à Mediapart et, désormais, écrit surtout des livres. Les Nouvelles d’Afghanistan s’en font régulièrement l’écho. À eux seuls, ils constituent une bibliothèque de référence sur l’Afghanistan. En toile de fond, la beauté des paysages de l’Afghanistan et la résilience attachante de ses populations. Au premier plan, face à face, une culture millénaire, ses monuments, ses poètes, en danger de mort, confrontés à la violence et l’obscurantisme. Une situation ramassée dans un titre, Le djihad contre le rêve d’Alexandre (4) qui obtiendra le prix Joseph Kessel en 2017.
Dans L’humiliante défaite (5), Jean-Pierre Perrin revient avec une grande perspicacité sur l’échec pas forcément annoncé de la coalition. Dans Menaces contre la mémoire de l’humanité (6) il revisite un patrimoine constitutif de notre humanité et, pour autant, attaqué, détruit, fragilisé à l’image des bouddhas de Bâmiyân ou des statues du musée de Kaboul.
Le 15 août 2021, avec le retrait américain, les tâlebân « ont, selon mon interlocuteur, gagné sur toute la ligne. Ils ont, jusqu’ici, réussi à mettre leurs divisions sous le tapis. L’opposition montre ses limites. L’État islamique du Khorassan (Daech) apparaît comme leur principal concurrent. Dans les faits, ils règnent sans partage ».
Que leur opposer ? Jean-Pierre Perrin s’exprime avec une grande clarté : la culture et une présence.
Tout ce qui peut être fait pour valoriser le patrimoine afghan dans toutes ses composantes doit être entrepris. Il relève au passage que le regard des Hazaras sur les bouddhas a changé avec leur destruction. Dans leur falaise, ils étaient vus avec une certaine méfiance. À terre, ils participent de leurs propres blessures. « Il faut tout faire, ici comme là-bas, pour que la culture afghane ne s’éteigne pas ou se réduise au pachtounwali et à la chari’a ».
De même, il croit précieuse une présence des ONG « même au prix de quelques arrangements ».
Cette double action – culturelle et humanitaire, en France comme en Afghanistan – « contribue à éviter que l’Afghanistan ne se referme. Que l’Afghanistan devienne comme la Corée du Nord ».
Depuis l’été 2021, un silence de mort règne sur l’Afghanistan.
On sait pour autant que la musique est dans tous les esprits. Elle est essentielle pour Jean-Pierre qui passe de façon naturelle du chanteur Ahmed Zaher aux Stones. De la tombe du crooner dévastée par les tâlebân aux déhanchements du rocker. Toujours ce dialogue entre la tendresse et la guerre, entre les anges et les démons.
« Let me please introduce myself
I’m a man of wealth and taste
And I lay traps for troubadours
Who get killed before they reach Bombay
Pleased to meet you hope you guess my name. Oh yeah
But what’s puzzling you is the nature of my game. Oh yeah » (7)
Par Régis Koetschet
(1) Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ?, Payot, 2002.
(2) Jean-Pierre Perrin, Jours de poussière – choses vues en Afghanistan, La Table ronde, 2002.
(3) Jean-Pierre Perrin, Le Tournoi des ombres, Rivages Noir, 2023.
(4) Jean-Pierre Perrin, Le Djihad contre le rêve d’Alexandre, Seuil , 2017.
(5) Jean-Pierre Perrin, Kaboul l’humiliante défaite, Équateurs, 2022.
(6) Jean-Pierre Perrin, Menaces sur la mémoire mondiale de l’humanité, Hoêbeke, 2016.
(7) 3ème couplet de Sympathy for the Devil (les Rolling Stones) :
« S’il vous plaît permettez-moi de me présenter
Je suis un homme de goût et fortuné
Et j’ai monté des guet-apens contre les troubadours
Qui furent tués avant d’atteindre Bombay
Enchanté de vous connaître j’espère que vous devinez mon nom Oh ouais
Mais ce qui vous intrigue c’est de comprendre en quoi consiste mon jeu Oh ouais »