Un article de Shahir Zahine*, extrait du N°173 des Nouvelles d’Afghanistan.
Mouvement uni ? ou traversé de tendances diverses peut-être même contradictoires ? Shahir Zahin scrute, d’un peu plus près que ne le font le plus souvent les observateurs occidentaux, ce courant plutôt opaque.
Quand le gouvernement des États-Unis, représenté par M. Zalmai Khalilzad, a signé, le 29 février 2020 à Doha (Qatar) (1), avec Mullah Baradar, le représentant politique des tâlebân, un accord supposé aboutir à une paix durable en Afghanistan, il a de facto reconnu l’autorité des tâlebân sur une partie significative du pays et aussi l’unité politique du mouvement tâlebân.
Autant sur le papier que dans l’opinion générale le mouvement tâlebân paraît uni et verticalement géré mais, sur le terrain et en réalité, ceci est loin des faits et des actions que nous observons tous les jours. Pour mieux comprendre la diversité des tâlebân, il est nécessaire de percevoir un certain nombre d’éléments liés à leurs origines géographiques, leurs appartenances tribales et ethniques, mais aussi d’analyser la raison de leur présence dans le mouvement et leur passé politico-militaire.
Des origines diverses
Les tâlebân qui gouvernaient l’Afghanistan en 1996-2001 étaient basés à Kandahar et ils se considéraient comme les descendants légitimes du trône d’Afghanistan (2). A présent, depuis la deuxième décennie du 21ème siècle, les tâlebân se réclament soit de la Choura de Peshawar soit de la Choura de Quetta. Même si le leader spirituel des tâlebân, Mullah Haibatullah, continue d’être basé à Quetta, son adjoint Seradjuddin Haqqani (3), l’homme fort de la Choura de Peshawar, est de facto leur commandant militaire (mais aussi l’homme de confiance des services pakistanais). De là découle un premier clivage qui va de plus en plus occuper le devant de la scène politique dans les cruciaux prochains mois.
Même si le leader défunt des tâlebân, Mullah Omar (à la tête du mouvement de 1993 à 2013), était d’origine Kakar (Pachtoun Ghelzai (4)), il avait grandi chez les Pachtouns Douranis (5) et était considéré comme en faisant partie. Durant le régime tâlebân (1996-2001) le centre du pouvoir était à Kandahar et la majorité du leadership était Dourani.
Durant les dix dernières années cet état de choses a considérablement changé. Le nombre de provinces sous influence de la Choura de Peshawar dépasse la vingtaine, tandis que celle de Quetta est prédominante dans un peu plus d’une dizaine de provinces. Du coup le poids des non Douranis est beaucoup plus important.
En dehors des Pachtouns, les tâlebân appartenant aux autres groupes ethniques ne sont pas en nombre négligeable. On trouve des Ouzbeks au nord de l’Afghanistan dans les provinces de Djouzdjân, Faryâb et Sar-e Pol (ce sont des Ouzbeks qui ont fui l’oppression des milices ouzbeks). L’adjoint de Mullah Baradar à Doha, Maolawi Hanafi, est un Ouzbek du Badakhchân. Les Tadjiks et les Ouzbeks du Badakhchân avaient envoyé leurs enfants, par milliers, dans les madrassas pakistanaises et la plupart sont retournés au pays, de gré ou de force, dans les rangs tâlebân. A Baghlân, à Takhâr et à Kunduz, en plus des Pachtouns beaucoup de Tadjiks et d’Ouzbeks font partie des tâlebân et enfin des Turkmènes de Balkh, de Djouzdjân et de Faryâb qui ont fui l’oppression des milices ouzbeks ont rejoint le rang des tâlebân. Ils sont tous affiliés à la Choura de Peshawar.
Pourquoi être tâlebân
Un autre élément important à considérer est la raison pour laquelle une personne, un groupe, un village ou une vallée a adhéré au mouvement tâlebân. Contrairement à la légende qui prône que tous les tâlebân sont des musulmans purs et durs qui se sont révoltés contre un régime démocratique-impie soutenu par les Américains et l’OTAN, les raisons de l’affiliation de chacun au mouvement tâleb, sont souvent les suivantes :
• Leur village, leur vallée ou leur district est tombé sous contrôle tâleb et les jeunes gens ont trouvé un emploi relativement bien payé (6)
• Leur région est sous le contrôle d’un seigneur de guerre sauvage, affilié au gouvernement, qui enlève, torture, rançonne et viole impunément et sans vergogne ; du coup la seule justice possible est à rechercher chez les tâlebân. L’absence de justice et une gouvernance manquée sont parmi les raisons d’appartenance les plus citées
• Une personne ou un clan ont une vendetta avec un autre clan/personne qui est au gouvernement et du coup les tâlebân sont la seule protection possible
• Les réseaux de trafic de stupéfiants et le bon revenu obtenu des cultures de pavot et aussi le fait que les paysans sont libres de le cultiver dans les zones tâlebân (liberté beaucoup plus restreinte dans les zones du gouvernement, sauf au Badakhchân et dans le Helmand qui sont les deux plaques tournantes de la culture du pavot et de son export)
• Il y a enfin les pauvres bougres qu’ils embauchent dans les madrassas pakistanaises et qu’ils envoient au casse-pipe pour tuer « des infidèles » et gagner un ticket pour le paradis et les soixante-dix houris vierges. Pour ceux qui appartiennent à ce dernier cas de figure et tous ceux qui, avant ces derniers, avaient été enrôlés il y a quelques années, l’appel religieux est toujours important, mais au total ils sont loin de constituer la majorité chez les combattants
Si les raisons d’être aux côtés des tâlebân sont aussi disparates, on peut aussi comprendre que la cohérence hiérarchique du mouvement tâlebân pourrait être mise en doute.
Le contrôle du Pakistan
L’unité apparente et publique du mouvement tient, d’abord, au fait qu’ils combattent un ennemi commun et que l’unité affichée sert tout le monde. Et puis le mouvement tâlebân a toujours eu des soutiens étrangers qui passaient par le canal des services pakistanais. L’une des raisons de la cohérence du discours et de l’image unie qu’on a perçues toutes ces années tient à un contrôle drastique des tâlebân par les services pakistanais surtout au niveau militaire, de l’action et du discours.
Les familles de la quasi-totalité des chefs et des commandants importants et moins importants tâlebân vivent au Pakistan dans les colonies militaires et sont de facto des otages de ses services. Le contrôle du discours et une certaine unité de mouvement sont parmi les réussites des services pakistanais (rappelons les mouvements de la résistance afghane de 1980 à 1992 dont l’opinion internationale avait une image unie mais qui ont commencé à se battre dans les premiers mois de retour à Kaboul). Je n’annonce pas ici qu’une guerre interne aux tâlebân va éclater dès qu’ils seraient à Kaboul, mais, pour les observateurs attentifs, les signes de dissensions et de malaises entre les différents groupes commencent à être de plus en plus apparents.
Une absence de programme
Outre toutes ces fragmentations et différences, il y a aussi le fait qu’on n’a toujours pas reçu de programme de gouvernement ni les grandes lignes de ce que serait un Afghanistan avec les tâlebân au pouvoir partiellement ou totalement. Tout ce qu’on entend est qu’ils veulent un gouvernement en accord avec la charia et qu’ils veulent que la constitution soit modifiée dans le même sens. Mais l’article 3 de la constitution actuelle prévoit déjà qu’aucune loi ne peut être adoptée contre les principes de l’islam (7). Bref, les tâlebân ont fait très peu d’efforts pour faire connaitre aux Afghans et au reste du monde le genre de gouvernement qu’ils souhaiteraient pour l’Afghanistan. Cette difficulté à faire connaître la forme de gouvernement qu’ils souhaitent provient sans doute de la diversité de leurs opinions et de leur crainte de faire apparaître des divisions.
La coupure actuelle entre ceux qui, soi-disant, représentent les tâlebân à Doha et ceux qui se battent sur le terrain devient de plus en plus apparente et ne présage rien de bon. Les rapports que nous recevons et les entretiens que nous conduisons avec les tâlebân montrent que tout le monde ne va pas danser la même valse. Que les différents groupes qui composent le mouvement ne voient pas l’avenir sous le même angle : certains n’attendent que la paix pour pouvoir voyager et vaquer à leur vie, un autre groupe attend d’être nommé à telle ou telle fonction, certains veulent avoir gain de cause dans leur vendetta, certains ne seront pas satisfaits par la paix etc… En prenant en compte cette multitude d’attentes, on peut comprendre que gérer la guerre est beaucoup plus aisé que mettre la paix en œuvre.
Une des raisons de l’hésitation des tâlebân à aller vite dans les négociations est certainement leur crainte de perdre leur influence et le contrôle de la base et d’avoir en définitive le même sort qu’Hekmatyar qui en arrivant à Kaboul est devenu monsieur tout le monde.
Maintenant que les Américains ont avancé la date du retrait total de leurs forces militaires d’Afghanistan, nous serons probablement confrontés à des situations beaucoup plus complexes et malheureusement peut-être tragiques pour le peuple afghan.
D’un côté nous avons le gouvernement à Kaboul qui n’a pas encore réussi à rassembler sous un chapiteau uni toutes les forces politiques présentes dans sa sphère d’influence et de l’autre un mouvement tâleb qui n’est vraiment uni que sur le papier et au sein duquel des fissures commencent à apparaitre de jour en jour.
Ce serait un miracle de doigté et de savoir-faire de la part de tous les Afghans, des voisins du pays et aussi de la communauté internationale si on aboutissait à la paix avant que ne se déclenche une guerre civile.
Shahir Zahine*
* Responsable d’organes de presse afghans.
(1) https://afrane.org/les-nouvelles-dafghanistan-parution-du-n168/
(2) https://en.wikipedia.org/wiki/Ahmad_Shah_Durrani
(4) https://en.wikipedia.org/wiki/Ghilji
(5) https://en.wikipedia.org/wiki/Durrani
(6) https://www.wired.com/2010/07/taliban-pays-its-troops-better-than-karzai-pays-his/